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La pub sexiste, ce fléau

Avec le temps, la publicité a changé de contenant, mais pas toujours de contenu.

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Tout le monde a déjà vu des affiches vintage des années 1950, dans la série Mad Men ou ailleurs. Une femme couchée par terre devant un soulier avec le slogan Keep her where she belongs (« Gardez-la à sa place »). Une pub de Kellogg’s affichant The harder a wife works, the cuter she looks! (« Plus une épouse travaille, plus elle est jolie! »1. Soixante ans plus tard, la publicité a-t-elle su évoluer avec les valeurs de la société?

Bien plus omniprésente, intrusive et sophistiquée qu’avant, la pub est entrée dans tous les espaces du quotidien. Les arrêts d’autobus et les stations de métro en sont parfois tapissés du sol au plafond. Elle s’immisce jusque dans les toilettes des écoles et des universités pour cibler les jeunes clientèles, elle se transporte sur nos sacs d’épicerie, nos vêtements, les médias sociaux et nos téléphones portables.

Impossible de la rayer de nos vies. Elle n’échappe à aucun regard. Et le contenu publicitaire, lui, n’est pas moins sexiste qu’autrefois. « Si les médias ont considérablement évolué au cours des années et que la publicité est désormais diffusée à 50 % sur les plateformes numériques, son contenu, lui, n’a pas vraiment changé, explique Jacques Nantel, professeur émérite au Département de marketing de HEC Montréal. À bien des égards, l’hypersegmentation que permettent les nouveaux médias génère un accroissement des contenus discutables. »

Photographie de Jacques Nantel.

« Certains publicitaires ignorent qu’ils sont sexistes, et ne se rendent pas compte des répercussions que cette accumulation a sur la moitié de la population. D’autres sont simplement dans la provocation. »

Jacques Nantel, professeur émérite au Département de marketing de HEC Montréal

Les nouveaux médias sont très efficaces pour cibler les consommateurs recherchés, de sorte que les publicitaires ne se préoccupent que du public restreint qu’ils visent. « On n’est plus à l’ère de Radio-Canada qui diffusait des messages publicitaires pour un grand public. Avec l’hypersegmentation, beaucoup de filtres éclatent. Les publicitaires n’ont pas à se préoccuper de ce que pensent les publics qui ne sont pas dans leur cible, explique M. Nantel. Certains publicitaires ignorent qu’ils sont sexistes, et ne se rendent pas compte des répercussions que cette accumulation a sur la moitié de la population. D’autres sont simplement dans la provocation. »

Jeune, belle et érotisée : le nouveau modèle

Ignorer les impacts de la publicité sexiste est toutefois risqué. Pour la sociologue Francine Descarries, qui a longuement travaillé sur la question, la pub est l’un des outils de socialisation les plus puissants pour nous dicter comment être, penser et vivre. « Elle véhicule un message idéologique. Elle propose, voire impose des définitions des individus et des relations sociales. Elle nous dit ce qu’est le bonheur. Pour les femmes, le bonheur serait de rester jeune, belle, et dans le regard de l’autre. »

Photographie de Francine Descarries.

« […] la publicité reprend, renforce, reproduit les différences de genre. Elle projette des images attendues et stéréotypées des individus en fonction de leur sexe. »

Francine Descarries, professeure au Département de sociologie à l’UQAM et directrice scientifique du RéQEF

La spécialiste américaine des médias Jean Kilbourne sonne l’alarme depuis des années sur les dangers de la publicité sexiste. « Dès l’âge de 6 mois, les bébés sont capables de reconnaître les logos publicitaires. Cet âge serait maintenant visé par les professionnels du marketing, explique-t-elle dans une conférence TED 2 (traduction libre). En même temps, chacun se sent personnellement imperméable à cette influence. L’influence de la publicité est rapide, cumulative et, la plupart du temps, inconsciente. »

Après avoir observé la publicité pendant 40 ans, cette spécialiste croit que l’image des femmes est aujourd’hui pire que jamais. Si, dans les années 1960, elles étaient surtout représentées dans le rôle traditionnel d’épouse et de ménagère, elles sont maintenant plus érotisées et sexualisées, même si le sexe n’a aucun lien avec le produit en vente.

Francine Descarries abonde dans le même sens. « La tendance qui domine actuellement en publicité est de construire explicitement le corps des femmes en objet de jouissance offert à tous les regards et de sexualiser à outrance n’importe quelle situation de la vie quotidienne », écrivait-elle dans Les cahiers de la femme en 2006 3.

La recette pour se sentir inadéquate

La pression sur les femmes pour être jeunes, belles et minces est plus intense que jamais. « Particulièrement pour les femmes de couleur, considérées comme belles seulement si elles se rapprochent de l’idéal blanc : peau pâle, cheveux raides, yeux ronds », ajoute Mme Kilbourne. Bien que ces images soient artificielles, leur accumulation affecte la manière dont les filles et les femmes se perçoivent, et comment les hommes perçoivent les vraies femmes dans leur vie.

Le Réseau québécois d’action pour la santé des femmes (RQASF) souligne que les modèles corporels et sexuels actuels induisent chez plusieurs un sentiment permanent d’inadéquation. Certaines femmes et adolescentes développent divers problèmes de santé : absence d’estime de soi, dépression, troubles alimentaires, tabagisme pour rester mince. Sans oublier le nombre grandissant de jeunes filles ayant des pratiques sexuelles à risque ou non désirées dans l’objectif de plaire.

Publicité de GUCCI.

Vers la violence

Les filles sont socialisées à se voir elles-mêmes comme des objets, à se montrer sexuellement disponibles pour le plaisir de l’homme, et à n’attendre pas grand-chose en retour. Les garçons sont pour leur part encouragés à être sexuellement actifs, à dominer, à prendre ce qui leur revient. « Je ne dis pas qu’elle les engendre, mais la publicité reprend, renforce, reproduit les différences de genre. Elle projette des images attendues et stéréotypées des individus en fonction de leur sexe », résume Francine Descarries.

Parmi les conséquences les plus dangereuses de la publicité actuelle : elle habitue à la pornographie, et même à la violence. « La pub normalise de plus en plus la violence faite aux femmes, les agressions sexuelles et même les meurtres. En normalisant des attitudes dangereuses, elle crée un climat où les femmes sont souvent vues comme des choses, des objets, ce qui constitue souvent la première étape qui justifie la violence contre une personne », rapporte Jean Kilbourne.

L’expert en marketing Jacques Nantel croit d’ailleurs qu’on accepte beaucoup plus les publicités sexistes qu’il y a une quinzaine d’années. « Notre degré de tolérance au sexisme s’est accru », résume-t-il, rappelant que l’accumulation d’images hypersexualisantes de femmes est en quelque sorte venue banaliser le phénomène. « Ce qui me frappe dans plusieurs publicités, c’est la combinaison d’hypersexualisation et de violence. Des années 1980 à 2000, une règle tacite obligeait les publicitaires à faire attention. Il y a eu un relâchement dans les 10 dernières années », observe-t-il.

Le ras-le-bol des consommatrices

Les pubs au contenu sexiste sont-elles si vendeuses que ça? Selon une étude réalisée en 2016 par les Normes canadiennes de la publicité, l’organisme national d’autoréglementation de la pub, 67 % des Canadiennes et Canadiens disent être moins enclins à acheter des produits vendus avec un marketing sexiste. Plus de femmes que d’hommes rapportent être agacées lorsqu’elles voient de la publicité sexiste (53 % contre 39 %). En ce qui concerne la nudité des femmes, 40 % des hommes trouvent cela acceptable contre seulement 14 % des femmes. Pour la majorité des répondantes et répondants, objectifier les femmes pour vendre un produit est considéré comme sexiste.

Cela fait plus de 30 ans que les Canadiennes luttent contre le sexisme dans les médias. La Coalition nationale contre les publicités sexistes (CNCPS), un organisme sans but lucratif, dénonce régulièrement des pubs auprès des Normes canadiennes de la publicité et exige leur retrait. Plusieurs dénonciations lui viennent d’internautes via les médias sociaux, de sorte qu’une surveillance citoyenne s’opère en même temps.

Récemment, une vidéo faisant la promotion de la Gaspésie avec des filles en bikini et accoutrements hawaïens a semé l’indignation sur les médias sociaux 4. Les créateurs ont retiré la vidéo et se sont excusés. Élise Ross-Nadié, agente de communication de la CNCPS, insiste sur l’importance de ne pas baisser les bras. « Ça donne un sentiment de pouvoir de voir qu’on peut avoir un impact. Il ne faut pas se laisser faire et continuer de dénoncer. »

  1. Publicités vintage. (Site en anglais).
  2. Cette conférence d’environ 15 minutes est disponible sur YouTube. (En anglais).
  3. Francine Descarries dans Les cahiers de la femme : « Et bien qu’alors moins explicitement orientée vers la sexualité et plus systématiquement dédiée à la représentation des rôles traditionnellement dits féminins, aujourd’hui comme hier, la publicité sexiste fait peu de cas de l’intelligence des femmes, de la diversité de leurs expériences et de leurs compétences réelles. Leur apparence physique, leur jeunesse et leur élégance y tiennent lieu d’identité et de personnalité. »
  4. Publicité (Site en anglais).