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Devant Trump, se retrousser les manches

Autour de la défaite de Clinton et de la victoire de Trump

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Jusqu’à la veille des élections américaines du 8 novembre, je me disais que dans mon billet de janvier, je ferais un bilan des gains et des défis à venir sous la présidence d’Hillary Clinton, première femme élue à la Maison-Blanche. Vous aurez compris que j’ai dû opérer un virage à 180 degrés. J’ai passé plusieurs semaines à me demander ce qu’on pouvait bien dire à part des évidences mille fois débitées sur l’élection de Donald Trump.

Bien sûr, il y a eu le choc de la soirée du 8 novembre. Les sondeurs, les journalistes, les experts et les analystes ont tous été confondus. Et bien sûr, les derniers bulletins de vote n’avaient pas encore été compilés qu’on spéculait déjà sur les causes de ce coup de théâtre. On cherchait des responsables. Les médias, emmurés dans leur « bulle progressiste », ont-ils loupé la colère et le ressentiment d’une portion décisive de l’électorat? Un candidat moins lié à l’establishment démocrate – lire Bernie Sanders – aurait-il su rallier l’électorat? Cette élection inattendue vient-elle sceller la fameuse faillite des élites progressistes que décrivait déjà le journaliste Chris Hedges en 2010? Les résultats du scrutin reflètent-ils un antagonisme de classes ou alors un racisme, une misogynie et une intolérance latents dans la population? Assiste-t-on au backlash de l’élection d’un Noir à la présidence? Depuis novembre, on s’entredéchire pour expliquer l’accession de Donald Trump à la Maison-Blanche. Je ne crois pas détenir une réponse claire et je me méfie beaucoup des théories qui prétendent tout expliquer de dynamiques sociales complexes, nuancées et souvent contradictoires.

Le sexe à blâmer?

C’est sans doute pour cette raison que j’ai été irritée d’entendre ici et là la théorie voulant que les Américains aient préféré élire un bigot incompétent plutôt qu’une femme, comme si le sexe d’Hillary Clinton avait été la variable déterminante dans sa défaite. Hillary Clinton a sans aucun doute été l’objet d’attaques sexistes tout au long de la campagne électorale. Mais affirmer que sa défaite s’explique d’abord par le fait qu’elle est une femme oblitère une critique nécessaire des politiques centristes décevantes mises de l’avant par l’establishment démocrate, qui ne répondent plus aux besoins d’une large portion de la population américaine.

Toutefois, cela n’empêche pas que la défaite d’Hillary Clinton a été un coup dur à encaisser, sur le plan de la lutte pour l’égalité entre les sexes. Si on peut critiquer sa contribution à l’avancement objectif des droits et des conditions de vie des femmes tout au long de sa carrière politique*, on ne peut nier que son accession à la présidence aurait marqué un jalon important, sur le plan symbolique. Tout comme les tensions raciales aux États-Unis ne se sont pas résorbées mécaniquement sous la présidence d’Obama – c’est plutôt le contraire, en fait –, rien ne nous garantit que l’élection d’Hillary Clinton aurait favorisé concrètement l’égalité entre les hommes et les femmes.

Par contre, il faut admettre que les modèles comptent. Et ce faisant, pour toute une génération de filles et de femmes, l’élection d’Hillary Clinton aurait envoyé le signal que les femmes n’ont plus aucune raison de sous-estimer leurs compétences et d’exercer leur leadership, que ce soit dans leur vie professionnelle, scolaire ou dans leurs engagements sociaux. Lors de son discours de défaite, Clinton a d’ailleurs mentionné explicitement la nécessité que les femmes ne voient pas sa défaite comme la preuve d’une « limite » inhérente à leur sexe. Un trémolo dans la voix, elle a lancé : « [À] toutes les femmes, et particulièrement les jeunes femmes, qui ont cru en cette campagne et en moi, sachez que rien ne me rend plus fière que d’avoir été votre championne. »

Message négatif pour les femmes

Difficile de rester de glace devant une telle déclaration, surtout dans un contexte où la campagne électorale a été particulièrement difficile pour les femmes. Il y a eu les attaques misogynes de Trump à l’égard de Clinton, la médisance sexiste de certains commentateurs populistes et, surtout, les multiples accusations d’inconduite sexuelle contre le candidat républicain. Il a été particulièrement déprimant de voir combien ces allégations, même si elles étaient troublantes, n’ont que superficiellement ébranlé Trump.

Quel message a-t-on ainsi envoyé à toutes les femmes? Un message bien tordu, en somme : les agressions sexuelles que l’on dénonce au grand jour ne suffisent pas à entraver les aspirations d’un homme puissant. C’est consternant et cela nous donne la mesure du chemin qu’il reste à parcourir pour mettre fin aux violences sexuelles.

Le défaut d’avoir trop d’expérience

On ne peut par ailleurs passer outre à la double contrainte à laquelle était soumise Hillary Clinton, dès le départ. Pour se rendre là où elle est, elle a dû avoir un parcours sans faille, prouver dix fois plutôt qu’une sa compétence et, sans aucun doute, jouer du coude plus fort pour ouvrir les portes sur son chemin. Mais alors qu’elle arrivait à la tête du Parti démocrate forte d’un bagage professionnel et politique suffisant pour faire rougir n’importe quel autre candidat, on s’est empressé de lui reprocher son expérience, prétextant qu’elle faisait désormais « partie des meubles ». Que les gens s’étaient « lassés » de sa présence dans le paysage politique, et que cela la rendait vulnérable face à un candidat évoluant totalement en marge de l’establishment.

Cette critique n’est pas sans fondement. Toutefois, on ne peut s’empêcher d’en souligner l’ironie, alors qu’on exige encore des femmes qu’elles fassent davantage leurs preuves que les hommes avant d’être considérées comme légitimes et compétentes. Si je persiste à croire que la candidature de Clinton était un mauvais calcul politique face à un Donald Trump, il faut admettre que la candidate était soumise à des contraintes qui la condamnaient à perdre, et que ces contraintes sont indéniablement sexistes. Voilà ce qui, à mon sens, constitue une critique féministe de la défaite de Clinton qui ne relève pas de l’aveuglement libéral.

Vigilance et mobilisation

Pour lors, Donald Trump sera assermenté le 20 janvier prochain. Une manifestation féministe d’envergure s’organise à Washington, ainsi que dans plusieurs villes des États-Unis, du Canada et même d’Europe. On s’attend à ce que des centaines de milliers de femmes prennent part à la Women’s March. Ce sera une occasion de rappeler les luttes qu’il reste à mener pour l’égalité entre les sexes. On vise également à démontrer que les femmes ne renonceront pas à ce qu’elles ont acquis au fil du temps, et qu’elles résisteront aux assauts qui voudraient nous ramener des décennies en arrière, sur le plan économique, légal et social.

Les années Trump seront sans doute dures pour les femmes, les personnes issues des minorités sexuelles et culturelles ainsi que pour les mouvements sociaux en général. Aux États-Unis, certes, mais nous aurions tort de croire que les changements qui s’opéreront sur la scène politique américaine n’auront pas d’impact de notre côté de la frontière. Ainsi, les quatre prochaines années seront marquées par un devoir de vigilance et de combativité accru, chez nous aussi. Il faudra par ailleurs veiller à ce que le progressisme bon enfant de Justin Trudeau ne soit pas en train de paver la voie à l’avènement d’un Donald Trump canadien.

Les lendemains du 8 novembre 2016 sont certes amers, et beaucoup disent que nous vivons déjà dans un monde fort différent du seul fait de cette élection. Toutefois, et heureusement, la suite des choses dépend de nous. Il est temps de se retrousser les manches et de se mettre au travail.

* Voir notamment mon billet sur l’ouvrage de Liza Featherstone False Choices : The Faux Feminism of Hillary Rodham Clinton.