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Les cheveux de l’affirmation

Moyen d’expression et d’affirmation : les cheveux crépus.

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Longtemps persuadées que rien n’égalait une crinière lisse et lustrée, de plus en plus de femmes noires assument désormais leurs boucles crépues. En laissant la nature s’exprimer, elles se libèrent d’un carcan qui écrasait plus que leur chevelure.

Au début de septembre dernier, des lycéennes du Pretoria Girls High en Afrique du Sud se sont élevées contre certaines politiques de leur école, ranimant la flamme de la lutte contre la ségrégation raciale, dans ce pays encore marqué par les traces de l’apartheid. Le sujet de leur manif : les cheveux. Ou plus précisément, le droit d’aller en classe avec leurs cheveux africains coiffés au naturel.

En faisant de leurs choix capillaires un symbole d’affirmation, ces adolescentes ajoutent leurs voix à un mouvement identitaire aux racines profondes et aux échos qui débordent largement des cours d’école de Pretoria. Leur cause a vite trouvé des alliés : une pétition intitulée Stop Racism at Pretoria Girls High a été mise en ligne quelques jours plus tard. Elle a jusqu’ici recueilli un peu plus de 32 000 signatures d’internautes dénonçant le code de conduite discriminatoire du Pretoria Girls High.

Mais longue est la lutte pour les cheveux africains au naturel.

Une prison sur la tête

Défrisants, « relaxants », rallonges de toutes les couleurs, tresses, perruques… Les femmes aux cheveux crépus ne manquent pas d’options pour métamorphoser leur tignasse. Or, l’embarras du choix coûte une fortune, parfois des milliers de dollars par année. Sans parler des impacts sur la santé des agents chimiques qui brûlent le crâne. C’est dire à quel point on ne soupçonne pas la somme des symboles d’oppression que contient une bouteille de défrisant…

« Lisser ses cheveux, c’est comme être en prison. Ça vous met en cage. […] Vous êtes prises dans une lutte pour obliger vos cheveux à faire contre nature », a écrit l’auteure nigériane Chimamanda Ngozi Adichie, dans son roman Americanah.

Photographie de Abisara Machold.

« Nous travaillons aussi beaucoup avec les parents. Certains sont des Caucasiens qui ont adopté un enfant noir, et qui disent ne rien connaître dans le soin des cheveux crépus. »

Abisara Machold, propriétaire du salon montréalais InHAIRitance

Citée par Beyoncé, admirée et lue par une génération de jeunes Noires qui trouve en elle une voix pour l’affirmation de l’identité cosmopolite et négroïde, Adichie, qui a présenté les conférences TED « The Danger of a Single Story » et « We Should All Be Feminists », s’est fréquemment exprimée sur les pressions que subissent les femmes noires pour ressembler à des idéaux caucasiens.

« J’adore Chimamanda! » s’exclame Abisara Machold, propriétaire du salon montréalais InHAIRitance, qui prône une philosophie au naturel pour le soin des cheveux bouclés et crépus. Lors de notre rencontre dans ce salon du quartier Saint-Henri, elle sort d’un tiroir son mémoire de maîtrise en sciences politiques, qui porte sur l’aspect identitaire des cheveux crépus. « Dans la communauté noire, ces cheveux ont toujours été un symbole de statut, d’identité, de classe », énonce-t-elle.

Abisara a suivi de près le cas des lycéennes de Pretoria. « J’ai trouvé merveilleuse la réaction des parents et des jeunes filles. Tous ont expliqué ouvertement leurs arguments à la presse. Le gouvernement n’avait pas le choix de réagir. »

Née d’une mère autrichienne et d’un père ivoirien, Abisara Machold met en pratique sa réflexion sur les cheveux crépus. Une prise de position qui excède la dimension strictement cosmétique. Tous les produits capillaires sont bios chez InHAIRitance, et les coiffeurs formés pour éduquer les clientes dans le soin de leurs boucles. « Nous travaillons aussi beaucoup avec les parents. Certains sont des Caucasiens qui ont adopté un enfant noir, et qui disent ne rien connaître dans le soin des cheveux crépus », explique la propriétaire, dont la mère blonde aux yeux bleus ignorait quoi faire avec les boucles de sa fille.

« Déjà, à 12 ans, je voulais des cheveux longs et lisses, comme toutes les femmes que je voyais dans les clips à MTV », raconte la dynamique entrepreneure et militante, qui a reçu son premier défrisant lors d’un échange étudiant en Angleterre, à l’adolescence. « En voyant mes cheveux lisses, ma mère, qui avait une approche très “bio”, a voulu me laisser à l’aéroport! » rigole-t-elle.

Frisettes symboliques

Photographie de Judith Dorvil.

Comme sa mère et sa grand-mère, Judith Dorvil, fondatrice de la compagnie Les Mimis, se rappelle avoir intégré très jeune l’idée que des cheveux lisses, domptés et défrisés étaient synonymes de beauté et d’acceptation par les pairs.

Le virage naturel que prennent de plus en plus de femmes noires de Montréal, Harlem, Pretoria et Lagos n’est pas que simple effet de mode. C’est du moins ce que suggèrent Abisara Machold et autres porte-parole du mouvement, comme la communicatrice montréalaise Judith Dorvil, qui a fondé la compagnie Les Mimis, qui commercialise des produits bios pour traiter les cheveux crépus.

« Défriser les cheveux est un geste qui remonte à l’époque de l’esclavage en Amérique. Chez les domestiques, plus on se rapprochait du Blanc, meilleures étaient les chances de travailler dans une maison », relate cette mère de deux filles.

Elle a elle-même pris le virage naturel le jour où sa petite de 3 ans a demandé d’avoir les cheveux lisses. « Elle rêvait d’avoir les cheveux qui flottent dans le vent comme son amie Alice », raconte Judith, qui a commencé à défriser ses cheveux pendant ses années d’école secondaire, dans le quartier Saint-Michel.

Comme sa mère et sa grand-mère avant elle, Judith Dorvil a intégré très jeune l’idée que des cheveux lisses, domptés, défrisés étaient synonymes de beauté et d’acceptation par les pairs. « À l’école primaire, on nous apprenait la notion de ce qui était “propre”. Le cheveu crépu était perçu comme quelque chose de sale », évoque-t-elle.

Si, dans le contexte nord-américain, les Afro-Américains parlent de good hair (des cheveux lissés) par opposition à bad hair (des cheveux crépus au naturel), la question des cheveux porte une charge raciale encore très profonde en Afrique du Sud. Dans les jours suivant les manifestations du Pretoria Girls High, Francis Nyamnjoh et Divine Fuh, tous deux anthropologues à l’Université du Cap, ont signé un article analytique, Africans Consuming Hair, Africans Consumed by Hair *, dans lequel ils situaient la lutte des jeunes filles dans un contexte d’héritage de la ségrégation raciale. « Pour les femmes africaines, les cheveux ont toujours joué un rôle symbolique, soit comme canal ou véhicule pour accomplir différentes subjectivités et se situer à travers diverses hiérarchies. Cela demeure un motif qui non seulement marque des distinctions de genre et de positions sociales, mais aussi délimite les générations, les classes et transitions sociales… » peut-on y lire.

Un mouvement en expansion

Lupita Nyong’o, Chimamanda Ngozi Adichie, Solange Knowles… Les femmes noires qui s’affichent au naturel se font de plus en plus visibles. Selon Judith Dorvil, le documentaire Good Hair ** (réalisé en 2009 par l’acteur Chris Rock) a subitement révélé au monde l’énergie que plusieurs consacrent à défriser, lisser, tresser… « La publicité nous a longtemps dicté qu’il fallait dompter les cheveux “grichus” et en pagaille. Après Good Hair, des personnalités ont commencé à s’afficher autrement, avec le crâne rasé ou des cheveux frisés. »

« C’est un mouvement qui s’inscrit aussi dans un souci d’être conscient de ce qu’on met sur notre corps et dans nos cheveux. Plusieurs recherches scientifiques ont démontré que les produits lissants sont liés au développement de fibromes, qui touchent d’ailleurs quatre fois plus les femmes noires », souligne Abisara Machold.

Dans un salon-boutique de la rue Jean-Talon Ouest, dans le quartier montréalais de Parc-Extension, les produits défrisants qui promettent une crinière lisse comme de la soie sont au premier plan. Une des employées, une jeune Ghanéenne de 18 ans, Goldie Gyamg, nous entraîne vers le rayon des produits pour cheveux naturels, qui est en expansion, dit-elle.

Goldie, qui a reçu sa première permanente lissante à l’âge de 6 ans, est en processus de transition vers le naturel et porte des tresses attachées à ses cheveux, en attendant qu’ils repoussent. Si les écoles québécoises n’ont pas de codes stricts comme en Afrique du Sud, la pression des pairs peut se faire très forte, affirme-t-elle. « Pendant mes années de secondaire, personne ne portait ses cheveux au naturel. »

Avec des entreprises comme Les Mimis, des salons comme InHAIRitance, des jeunes Sud-Africaines qui montent au créneau pour être libérées des diktats, et l’apparition sur le marché d’une foule de produits bios pour traiter et modeler les cheveux crépus, l’approche chimique est en perte de vitesse.