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Des hommes et de l’invisibilité

Rendons la masculinité, la blancheur et la richesse visibles à nos yeux

Date de publication :

J’ai grandi dans un petit village catholique de l’Ontario français. J’ai fait ma première communion, j’ai été confirmée, j’allais à l’église le dimanche, j’ai subi la cérémonie sans fin du Vendredi saint, j’ai fait des lectures de l’évangile devant la congrégation, j’ai servi la messe, j’ai chanté, j’ai prié, j’ai tout essayé pour arriver à croire en Dieu, mais ça n’a pas marché.

On disait que Dieu était partout, qu’il savait tout, voyait tout, entendait tout. Je le cherchais, je ne le trouvais pas. J’étais petite et j’avais compris qu’il fallait que je fasse moi aussi comme si c’était vrai, parce que c’était le seul moyen d’être comme les autres. Et donc, je faisais comme si je croyais en la présence invisible de ce Dieu, un dieu qui de partout et de nulle part me surveillait, et que j’ai fini par installer à l’intérieur de moi, comme une tour d’où un regard omniscient suivait chacun de mes gestes. Un regard que je ne croiserais jamais. Je ne comprenais pas comment on pouvait croire en la présence d’un être qu’on ne voyait pas, je ne comprenais pas, mais je m’y attelais. Il le fallait et j’ai obtempéré, jusqu’à ce que le temps passe et que l’adolescence finisse par trancher, à coups de discussions sur l’égalité des sexes et le libre accès à l’avortement : non, Dieu n’existerait pas.

Depuis des mois, comme si mon obsession pour le Dieu de mon enfance était revenue sous une autre forme, je tourne autour de ce qui ne se voit pas, de ce qui a été banalisé, comme on le dit des voitures de police. De ce qui domine, contrôle, soumet, dirige… tout en passant incognito. Cette omniprésence du pouvoir m’intéresse.

Dans ma tête d’enfant, le visage invisible de Dieu incarnait le pouvoir, et résister était une chose inimaginable. Il n’était pas question de résistance, avec Dieu. Dieu était un monstre, et il fallait respecter sa loi. Je retrouve quelque chose de tout ça dans ce qui s’est passé au cours des derniers mois. Pour prévenir un jugement de culpabilité à l’endroit de Jian Ghomeshi, on disqualifie ses victimes présumées : ou bien elles ont mauvaise mémoire, ou bien elles mentent, ou bien elles l’ont cherché. Au mieux, elles sont coupables d’avoir mal interprété ce qui leur est arrivé; au pire, elles en sont responsables. Mais dans tous les cas, la caméra se tourne sur elles. Au lieu de lui, c’est d’elles qu’on parle, dans une inversion perverse du procès. D’un côté, un Ghomeshi qui en vient presque à disparaître; de l’autre, des victimes qui sont surreprésentées, le juge les accusant d’avoir comploté.

Le féminisme parle de l’invisibilisation de celles et ceux qui ne sont pas mâles, blancs, hétérosexuels, issus de la classe moyenne, et dénonce non seulement l’absence de diversité politique et culturelle, mais un processus systématique d’exclusion à toutes sortes de niveaux. Qu’on pense au petit nombre de femmes dans le monde politique. Qu’on pense à Hollywood, que Chris Rock a décrit, pendant la dernière cérémonie des Oscars, comme étant habité par un sexisme et un racisme ordinaires avec lesquels on vit sans s’en rendre compte. Si la vigilance féministe participe d’une lecture du monde comme lieu de multiples formes d’effacement, cette vigilance peut aussi faire apparaître ceux qu’on ne voit pas parce qu’ils sont au centre. Ceux sur qui le regard ne s’attarde pas parce qu’ils portent tous le même habit de soirée, pendant que les femmes sont scrutées et évaluées.

Le spectacle des Oscars illustre comment l’inégalité entre les sexes repose, entre autres, sur des effets d’apparition et de disparition. Enrobées d’étoffes et de couleurs voyantes, les femmes apparaissent, mais sont néanmoins exclues, minorisées. Les hommes, arborant la même tenue, n’apparaissent pas, mais sont parfaitement inclus. Cette uniformisation est l’allégorie de la domination masculine. Si celle-ci correspond à un ensemble de rapports de force qui parviennent à cliver le social en deux grandes catégories d’humains, dont une moitié serait plus humaine que l’autre, le féminisme a à voir avec une résistance contre ce qui ne se voit pas parfaitement mais qui se sent, qui se sait, et dont on subit les effets.

Le masculin est à la manière de cette peau qu’on dit blanche non pas pour qu’elle soit considérée comme racisée mais pour qu’elle ne soit pas vue et qu’on n’ait pas (en tant que Blancs) à la voir. Le masculin est banalisé. Il est drapé d’invisibilité. À la manière d’un viol commis sous GHB, la mémoire de la victime effacée tout comme les traces de la drogue elle-même, la domination masculine agit sans qu’on en soit toujours conscient, ou sans qu’on puisse l’identifier. D’où l’importance de ne pas gommer l’agentivité de l’agresseur qui a commis un acte de violence envers une femme, comme l’explique l’activiste antisexiste Jackson Katz : ne pas dire que les femmes sont battues; dire, plutôt, qu’elles sont battues essentiellement par des hommes. Les femmes ne sont pas victimes d’agressions sexuelles; elles sont agressées sexuellement par des hommes.

L’invisibilisation des hommes n’est pas banale. Elle participe d’un complexe de Dieu, marqué non seulement par une impression de toute-puissance ou par la conviction que tout leur est dû, mais aussi par une force tirée du fait de pouvoir passer inaperçu. Comme le suggère l’écrivaine Rebecca Solnit, l’Occident est depuis longtemps le miroir des hommes. Et depuis toujours, les femmes servent à leur renvoyer une image d’eux-mêmes plus grande que nature. Une image qui prend toute la place. D’où le manque d’intérêt des hommes pour la littérature écrite par les femmes, par exemple, ou pour des films où ils ne tiennent pas le gros bout du bâton. D’où le nombre de productions hollywoodiennes qui racontent le retour tant espéré d’un homme blanc (qu’on pense à The Martian ou à The Revenant pour l’année 2015 seulement) contre le peu de films qui proposent des rôles féminins substantiels et non stéréotypés. Parce qu’ils sont au centre de tout, les hommes ne sont pas forcés de se confronter aux autres et de voir leur propre identité (sexuelle, raciale, économique) relativisée par le contact avec des individus différents d’eux. Quand on a l’habitude d’être tout, au sens où tout nous renvoie notre reflet, pourquoi sentirait-on le besoin de se mettre entre parenthèses ou de se prendre moins au sérieux? Pourquoi s’intéresser à quelqu’un d’autre que soi? Et pourquoi penser que notre vision du monde n’est pas la seule qui compte?

Des pages et des pages de théories féministes défendent la voix des femmes et leur représentativité, leur place dans les sphères de la politique, de l’éducation, de l’économie, de la culture. Pourtant, ce qu’il faut exiger, est-ce que ce n’est pas aussi l’apparition des hommes, leur apparition pour vrai, comme celle de l’empereur dont on dit haut et fort qu’il est dénudé? Les faire apparaître de manière à ce qu’on voie vraiment la masculinité, la blancheur, la richesse. Les faire apparaître pour forcer leur identification – pour qu’ils réfléchissent à qui ils sont, et qu’ils mesurent leurs privilèges par rapport aux autres, dévalorisés, agressés, utilisés, usés, bannis, éliminés… mais qui font partie du même monde.

Les faire apparaître pour relativiser leur place et les faire tomber de cet endroit magique et inaccessible qui se trouve de l’autre côté du plafond de verre. Cet Élysée, ce paradis du pouvoir, où ils sont assis à la place de Dieu le Père.

Romancière, essayiste et militante féministe, Martine Delvaux est professeure de littérature des femmes à l’Université du Québec à Montréal. Parmi ses publications : Le boys club (Remue-ménage, 2019), Les filles en série : Des Barbies aux Pussy Riot (Remue-ménage, 2013 [édition revue et augmentée, 2018]), Thelma, Louise & moi (Héliotrope, 2018) et Blanc dehors (Héliotrope, 2015).