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Anaïs Barbeau-Lavalette : la femme qui reste

À la rencontre d’une grand-mère atypique, commandeure de son époque, rebelle, sauvage, inspirante.

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Avec La femme qui fuit, roman sur sa grand-mère, Anaïs Barbeau-Lavalette redonne vie à une absence. Et met en lumière les déchirements des femmes artistes à l’époque de Refus global.

Quand elle a entrepris d’écrire La femme qui fuit, un roman sur sa grand-mère, Anaïs Barbeau-Lavalette était remplie de colère contre cette femme dont elle ne connaissait que l’absence : un trou noir dans l’histoire familiale, une maille filée dans le tricot de la filiation. En 1952, la poète et peintre automatiste Suzanne Meloche a en effet abandonné ses deux enfants, alors âgés de 5 et 3 ans : Manon, alias Mousse (mère d’Anaïs), et François. « Tu as fait un trou dans ma mère et c’est moi qui le comblerai », écrit la romancière.

Arrivée au bout de sa quête, au bout de son récit, Anaïs n’a pas trouvé d’excuse pour la douleur (infligée à sa mère) et les ravages de l’abandon, mais, explique-t-elle en entrevue, elle a découvert et révélé au monde une femme « atypique, commandeure de son époque, rebelle, sauvage, inspirante ».

La soif de l’artiste

1952. Suzanne Meloche a 26 ans. C’est une artiste de la trempe, disent les historiens de l’art, de Claude Gauvreau, dont elle fut l’amie. Les aurores fulminantes, son unique recueil de poèmes (publié aux Herbes rouges en 1980, d’après un manuscrit trouvé dans les archives de Paul-Émile Borduas), atteste de ce talent brut, rebelle, sauvage. « Persil envenimé des passés poussiéreux. / Je tiens la cheville évanescente au crissement d’herbe drue. / Je pousse vers l’engrais tortueux ma voilette relevée. / Je crie les mots comme une sauce piquante. / Ô bâtardissement des genèses familières. / Cervelles maudites aux sucreries d’enfants. »

Elle fréquente Borduas, Luce Guilbeault, Marcelle Ferron et les autres, tombe amoureuse du peintre et sculpteur Marcel Barbeau, qu’elle épouse. En 1948, elle signe le manifeste Refus global, puis se ravise, demande à ce que son nom soit effacé, parce que, ose-t-elle dire à Borduas, le texte est « mal écrit »! Elle ne manquait pas de culot.

Barbeau et elle ont deux enfants, mais la vie est difficile pour ces artistes qui ont défié les pouvoirs en place et en ont payé le prix : ils partent vivre à la campagne. Il fait froid, ils ont faim. Les toiles sont rares. Marcel repeint sur les tableaux de Suzanne. Puis il part pour de grandes aventures artistiques, à New York notamment. Elle reste seule avec ses enfants, sa soif de création, d’absolu et d’amour, avant de partir à son tour, laissant les petits derrière elle. La scène qu’en a tirée Anaïs dans son roman est déchirante : « La main de Mousse, lentement, se détache de la tienne. Tu l’échappes. Tu la perds. […] Tu attends l’autobus. Délestée. Vidée. Seule au milieu des rafales. »

Genèse d’une écriture

Photographie dMAnaïs Barbeau-Lavalette.

Arrivée au bout de sa quête, au bout de son récit, l’auteure Anaïs Barbeau-Lavalette n’a pas trouvé d’excuse pour la douleur (infligée à sa mère) et les ravages de l’abandon, mais elle a découvert et révélé au monde une femme « atypique, commandeure de son époque, rebelle, sauvage, inspirante ».

Anaïs Barbeau-Lavalette ne savait presque rien de sa grand-mère avant sa mort, en 2009. « Dans la famille, on en parlait peu. Je savais que c’était lié à une douleur encore vive, qu’elle était partie et que ma mère était en colère », explique-t-elle. Le frère d’Anaïs, de son côté, a souvent essayé de renouer les fils de l’histoire du vivant de sa grand-mère. Mais chaque fois qu’il lui téléphonait, elle raccrochait, refusait de lui parler. « Je crois que toute sa vie, elle a essayé de survivre au geste qu’elle avait posé, mais elle n’a pas réussi. Elle s’est expulsée dans une lutte qui ne lui appartenait pas : quelque chose d’immense, de plus grand que nature, mais cela n’a pas suffi à l’apaiser. » Quelque temps après sa défection familiale, Suzanne Meloche a en effet joint la lutte pour les droits des Noirs, les Freedom Riders, aux États-Unis.

C’est quand il a fallu vider l’appartement de Suzanne, à Ottawa, que le projet de La femme qui fuit a commencé à germer. Anaïs a alors embauché une détective privée qui a retrouvé des lettres, des documents et des gens que la romancière a rencontrés à son tour : la sœur de Suzanne, la religieuse Claire Meloche, son amant anglais Peter Byrne. « Elle a toujours marqué fortement les gens, mais est toujours partie brusquement. Elle sortait comme elle entrait. »

C’est à la faveur d’une fin de grossesse un peu difficile qu’Anaïs a trouvé le ressort pour écrire ce livre qui connaît, depuis sa sortie l’automne dernier, un succès public et critique inattendu : il a notamment été récompensé par le Prix des libraires 2016. La jeune créatrice était en effet enceinte de cinq mois lorsqu’elle a dû cesser de travailler afin de mener sa grossesse à terme. « Je passais mes journées à m’adresser à ma grand-mère alors que j’allais avoir ma première fille [NDLR : le livre est écrit au “tu”]. Ça m’a beaucoup portée. »

Quand est venu le temps d’écrire la scène de l’abandon, cependant, les choses se sont révélées très difficiles. « Je n’avais pas assez d’amour pour cette femme pour qu’elle me fasse vivre ça à ce moment-là. J’étais très fâchée. Je ne pouvais pas me mettre dans sa peau. » Anaïs a alors appelé sa mère, la cinéaste Manon Barbeau qui, pour la première fois, lui a raconté ce dont elle se souvenait de cet épisode traumatique de son enfance. « C’est en me rapprochant de moi, en pensant à mes propres enfants (mes deux plus vieux avaient le même âge que ma mère et mon oncle à l’époque) que j’ai finalement réussi à écrire cette scène. »

Mère courage

Aujourd’hui, estime-t-elle que sa grand-mère n’avait d’autre choix que de fuir? « Non. Je pense que la fuite est le contraire du courage. Ça peut être un acte de survie, une nécessité, mais le vrai courage se passe sur le front! »

Sur le front de l’art, de l’amour, de la maternité, de l’amitié. Du lien. Coûte que coûte. Profondément engagée (socialement, humainement, familialement), la jeune femme de 37 ans a réalisé quatre longs métrages (Le ring, Inch’Allah, etc.), La femme qui fuit est son troisième roman et, avec son conjoint, le chanteur et comédien Émile Proulx-Cloutier, elle a monté deux projets de théâtre documentaire (dont Pôle Sud, récemment). Elle est aussi la mère de trois enfants à qui elle a redonné leur histoire. « Je souhaitais rallier particulièrement les quatre générations de femmes de ma famille, et transmettre cette histoire à ma fille. C’est primordial dans l’éducation, l’héritage, la passation, et moi, j’avais juste un trou noir. »

Si elle condamne toujours sa grand-mère, elle admet qu’un tel acte semble plus choquant de la part d’une femme que d’un homme. Aujourd’hui comme hier. « Et c’est aussi choquant que ce soit plus choquant. »

Bizarrement, Anaïs se reconnaît aussi un peu dans cette grand-mère qu’elle n’aura rencontrée qu’une seule fois. Dans cette soif d’absolu, cette quête de liberté et de création. « C’est un appel d’air, ça vient du ventre. Ce n’est pas nécessairement facile de tout faire cohabiter. Ça l’était encore moins à l’époque. Mais personnellement, je crois vraiment que je suis une femme plus complète, et une artiste plus enracinée, plus forte, plus intéressante depuis que je suis mère. »

À la fin de La femme qui fuit, Anaïs Barbeau-Lavalette écrit cette phrase, magnifique, qui est à la fois un hommage à la liberté, à la famille et à l’amour : « Ainsi, tu continues d’exister. Dans ma soif inaltérable d’aimer. Et dans ce besoin d’être libre, comme une nécessité extrême. Mais libre avec eux. Je suis libre ensemble, moi. »

Page couverture de La femme qui fuit.

Anaïs Barbeau-Lavalette, La femme qui fuit. Marchand de feuilles, 2015, 378 p.