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Abitibi: une expérience réussie

Des étudiantes du cégep piquent une jasette avec des filles du secondaire.

Date de publication :

Gazette des femmes, Vol. 12, no 1, mai-juin 1990, p. 25-27. Des étudiantes du cégep piquent une jasette avec des filles du secondaire. Résultat? Une meilleure information sur les avantages et les inconvénients des métiers non traditionnels. 8 heures 20 du matin. Arrivée à Rouyn-Noranda. Même pas le temps de défaire mes bagages, je me précipite à la polyvalente Iberville. Rendez-vous à l’auditorium où il n’y a que des filles. Les garçons restent à la porte. Ça jase, mon amie, ça rit, ça t’arrache aux brumes de ton trop court sommeil en tout cas. Et, surtout, ça vaut le détour depuis Montréal pour voir sur place comment l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (AFEAS) s’y prend pour concrétiser une priorité d’action retenue en août 1985: l’orientation et la formation des filles. Doris Bernard, très active dans cette association en Abitibi-Témiscamingue, a en effet imaginé un stratagème pour donner de l’information sur les métiers non traditionnels aux étudiantes de cinquième année du secondaire. Elle invite des filles qui terminent leur cours au cégep à venir rencontrer des étudiantes du secondaire qui s’apprêtent à choisir leur orientation. Quatre filles du Cégep de Rouyn-Noranda avaient donc sacrifié deux matinées de leur semaine de relâche pour rencontrer des étudiantes de la polyvalente Iberville et de l’école La Source. Quatre filles en technique forestière, électrotechnique et technologie minérale qui ont eu l’aplomb de s’adresser à un auditoire de près de 100 étudiantes et qui, avec autant d’humour que de conviction, ont réussi à donner l’heure juste à celles qui voudraient éventuellement choisir l’une de ces options très peu traditionnelles.

« Je savais ce que je ne voulais pas »

Elles ont parlé en toute sincérité de leur entrée dans cet univers, des réticences du milieu familial et des amis. « Ça n’est pas évident d’entrer dans un auditorium plein de gars alors que tu es toute seule de fille. La première année, c’est quelque peu impressionnant, affirme Lise Beaumier étudiante en électrotechnique. En plus, mon chum était jaloux parce que j’étais avec des gars toute la journée. Comme je n’étais pas sûre de passer toute ma vie avec lui alors que mon métier était très important, on s’est laissés. Je me suis dit que si mon chum n’était pas capable de vivre avec ce que j’étais, c’est peut-être qu’il ne m’aimait pas assez. » De son côté, Isabelle Filion se dit une fille comme tout le monde qui toute jeune jouait à la madame, à la poupée et qui, au primaire, voulait être secrétaire ou coiffeuse. Pas tomboy pour deux sous, dit-elle. « J’ai eu le OK de mes parents pour aller en électrotechnique. » Personne ne m’a jugée là-dessus et j’ai un chum qui m’appuie dans ce choix. Mais c’est sûr qu’avec une gang de gars, tu as des farces sur les filles. Y en a des drôles, d’autres qui le sont moins. C’est vrai qu’au début je ne savais pas comment ça se passait en électronique, je ne connaissais rien dans ce domaine-là, mais je me suis vite aperçue qu’il y en avait qui étaient plus pieds que moi! Mais je savais ce que je ne voulais pas: être assise à coeur de jour derrière un bureau.» Une autre étudiante avoue franchement que son choix n’a pas eu l’heur de plaire à sa famille, à son chum et à certains gars de sa classe. Mais son amour de la forêt la poussait vers cette option. « Certains m’ont dit: Retourne donc à tes chaudrons! Même mon chum s’en mêlait, dit Suzanne Godin. Mais je me suis dit que ça ne sera pas un homme qui m’empêchera de finir mon cégep. J’ai maintenant un nouvel ami qui m’encourage à aller jusqu’au bout. Mes études passent en premier. C’est moi d’abord et après ce sont les autres. Ma mère m’a encouragée mais mon père a réagi à mon choix. Je lui ai dit: « Papa, si tu es pour être marabout comme ça jusqu’à la fin de tes jours, je pars. » J’ai été trois mois sans donner de nouvelles. Quand mon père a finalement accepté, ça m’a beaucoup aidée. » De l’appréhension, Sharon Thelland, qui étudie en technique minérale, en a eu aussi au début de son cours. « Même si tu sais d’avance qu’il va y avoir plusieurs gars, tu te sens bien seule. Et là tu vois entrer le prof et c’est un gars en plus. C’est un peu gênant le premier mois surtout qu’en première année on n’était que cinq ou six filles. » Ces barrières psychologiques n’ont pas empêché ces quatre étudiantes du cégep de Rouyn-Noranda et onze autres filles d’aller jusqu’au bout. Elles terminent leurs études en ce début d’été 1990 avec la certitude d’avoir un métier qui les passionne et une chance quasi infaillible d’entrer rapidement sur le marché du travail. Elles ont aussi la certitude d’avoir des conditions de travail supérieures à celles qu’offrent la plupart des métiers traditionnels sur le plan du salaire, des chances d’avancement et de perfectionnement. Leurs emplois d’été, loin de les décourager, les ont confirmées dans leurs choix. Ce ne sont pas les remarques et le scepticisme des « vieux » de 40 ans qui les arrêtent. Elles montent dans les cheminées des mines pour installer des appareils électroniques qui mesurent la poussière, elles conduisent des dix roues, elles disparaissent en forêt pour des jours et des mois, elles s’attaquent aux réparations de télé et d’ordinateurs. Elles font ce qu’elles aiment. Il suffisait d’y penser et d’oser.

Une enquête de l’AFEAS

Après 2400 soirées consacrées à réfléchir à la formation et à l’orientation des filles, par de nombreux cercles de l’AFEAS à travers la province, l’Association a mené en 1989 une recherche 1 visant à vérifier comment se vit le processus d’orientation dans les écoles secondaires du Québec, comment on utilise les outils d’information en circulation et quelle utilité peuvent bien avoir les cours d’éducation et choix de carrière. L’enquête a été menée dans 113 écoles secondaires, auprès de 287 intervenants en orientation et de 1967 étudiants dont 1216 filles. Ses conclusions démontrent que d’énormes progrès restent à faire en matière d’orientation des filles. Oui, l’école demeure une source importante d’information quand vient le temps de choisir un métier, mais en Abitibi-Témiscamingue par exemple, 24 % des étudiants disent ne jamais rencontrer le conseiller en orientation et plus de la moitié n’ont jamais entendu parler des métiers non traditionnels. De plus, les conseillers en orientation et les professeurs en éducation et choix de carrière abordent rarement les prévisions en besoin de main-d’oeuvre. Et ce qui est doublement déplorable, c’est que le matériel du ministère de l’Éducation du Québec (MEQ), pourtant efficace et facilement accessible, est très mal connu dans presque toutes les écoles secondaires. Selon Doris Bernard, qui ne manque pas d’initiative et de « pep dans le soulier », « à l’AFEAS, on ne veut pas que toutes les filles choisissent un métier non traditionnel mais qu’au moins elles examinent cette possibilité au moment d’arrêter leur choix. Les intervenants en milieu scolaire sont encore trop nombreux à ne pas comprendre pourquoi on ferait plus d’incitation auprès des filles. J’ai souvent entendu des étudiantes de cégep dire à quel point ce fut compliqué pour elles d’étudier dans une option non traditionnelle. Les conseillers en orientation les envoyaient en secrétariat ou en travail social alors que c’étaient des «bols» en mathématiques et qu’elles n’aimaient carrément pas ces options. Quand tu les entends raconter leur histoire, tu n’en reviens pas. C’est à ce moment-là que j’ai invité les filles du cégep à venir rencontrer les étudiantes du secondaire. Elles sont dynamiques, c’est incroyable! J’aimerais que cette expérience soit menée dans d’autres régions du Québec ». Il s’agit en effet d’une activité facile à mettre sur pied et qui ne demande qu’un peu de bonne volonté de la part des professeurs et des conseillers en orientation. Par contre, il n’est pas question que cette rencontre soit optionnelle et qu’on l’organise pendant l’heure du midi. Doris Bernard est catégorique : « Ce ne sont pas les filles qui sont déjà intéressées par les métiers non traditionnels que l’on doit rejoindre mais celles qui n’y pensent même pas. » L’AFEAS de l’Abitibi-Témiscamingue n’a pas fini de faire parler d’elle. Mariette Duhaime et Pierrette Moisan espèrent offrir cette année encore une bourse régionale à une étudiante inscrite à une option non traditionnelle. Cette bourse s’ajoute à la bourse Défi de 1000 $ offerte par l’AFEAS nationale. Comme l’affirme Doris Bernard: «L’AFEAS est une association féministe qui ne prend pas de moyens radicaux pour arriver à ses fins.» Chose certaine, cette association, qui regroupe 30 000 Québécoises, ne fait pas que palabrer et discourir! Pour plus de renseignements, on peut entrer en contact avec l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (AFEAS), 5999 rue de Marseille, Montréal (Québec), H1N 1K6. Tél. : (514) 251-1636. On peut également communiquer avec la Coordination à la condition féminine du ministère de l’Éducation du Québec, 1035 rue De La Chevrotière, Québec (Québec), G1R 5A5. Tél.: (418) 643-3241. Formation et orientation des filles… vues par l’AFEAS de Michèle Houle-Ouellette, février 1989, 42 p. (non édité). Il faut bien plus de force morale que de force physique pour occuper un emploi non traditionnel. Un métier non traditionnel offre généralement plusieurs avantages: salaire intéressant, possibilités d’avancement et de perfectionnement.

Celles qui vont de l’avant

Elles sont bouchères, photograveuses, techniciennes en architecture, policières, ingénieures… Elles n’ont pas hésité à aller de l’avant en s’engageant dans une voie non traditionnelle. Regrettent-elles leur choix professionnel? Sont-elles satisfaites de leurs conditions de travail? Pour le savoir, Michèle Berthelot et Nicole Coquatrix ont mené une enquête sur l’ensemble du territoire québécois auprès de 851 femmes occupant des emplois non traditionnels, c’est-à-dire comptant moins de 33,3 % de travailleuses. Les résultats de l’étude, publiés par le ministère de l’Éducation du Québec, sont, dans l’ensemble, très positifs2. La situation professionnelle des travailleuses interviewées paraît enviable à plusieurs égards. Plus des trois quarts des femmes interrogées disent avoir un horaire régulier, de jour. La grande majorité d’entre elles n’ont rarement ou jamais à effectuer des tâches qui exigent beaucoup de force physique. Comme le dit avec humour une jeune femme: «Il faut bien plus de force morale que de force physique pour occuper un emploi non traditionnel.» Les femmes interrogées estiment que leurs relations avec leurs collègues et leurs supérieurs sont plus souvent harmonieuses que conflictuelles. Alors que bien des jeunes ont de la difficulté à s’insérer dans le marché du travail, la grande majorité des travailleuses interviewées occupent un emploi permanent à temps plein. A scolarité égale, leur salaire dépasse le salaire moyen des travailleuses québécoises: 40 % des répondantes du secondaire, 76 % de celles du collégial et 95 % de celles de l’université gagnent 15 000 $ et plus par an, alors que seulement 39 % de l’ensemble des travailleuses québécoises sont dans la même situation. De plus, neuf répondantes sur dix s’estiment satisfaites ou très satisfaites de leur emploi. Ces travailleuses ont la possibilité de se perfectionner et d’accéder à des postes supérieurs. Il semble qu’il soit relativement facile pour elles de gravir les échelons: près de la moitié des diplômées du secondaire et de l’université et le tiers de celles du collégial ont effectivement obtenu une promotion depuis leur arrivée chez leur employeur.

Mais…

Mais – il y aura toujours un mais quelque part – il ne faudrait pas trop facilement faire l’équation entre emploi non traditionnel et salaire élevé. Ainsi, le quart des répondantes à l’étude du ministère de l’Éducation, diplômées du secondaire dans des options non traditionnelles, gagnent moins de 10 000 $ par an, même si 90 % d’entre elles travaillent à temps plein. Les auteures de l’étude soulignent aussi que si la grande majorité des répondantes occupent un emploi permanent, un cinquième des diplômées de l’université, le quart de celles du secondaire et près du tiers de celles du collégial ont un statut d’emploi précaire. Quant au sexisme même s’il est considéré par les répondantes comme un problème mineur, il est malgré tout présent. De l’avis des femmes interrogées, c’est leur acharnement à faire leurs preuves et à travailler fort qui est la source des bonnes relations avec leur entourage professionnel. Certaines formes de répartition du travail demeurent sexistes. Ainsi, écrivent les auteures de la recherche, « dans un cabinet d’architectes, ce sera plus souvent aux femmes d’arroser les plantes, de décorer le local ou de photocopier les plans, et aux hommes de négocier avec les clients. En foresterie, il reviendra aux hommes de conduire les débusqueuses. En boucherie, les femmes seront plus souvent sollicitées pour faire la viande hachée, le service au comptoir ou le ménage du samedi alors qu’on fera plus souvent appel aux hommes pour l’achat ou le transport des quartiers de viande. Certaines techniciennes en arpentage se verront confier la lecture d’instruments alors que leurs collègues assumeront plus souvent les travaux à l’extérieur et la rencontre des clients importants ».
  • 1 Formation et orientation des filles… vues par l’AFEAS de Michèle Houle-Ouellette, février 1989, 42 p. (non édité)..
  • 2Catherine Lord Au-delà des mythes: les hauts et les bas des travailleuses non traditionnelles. Faits saillants de Michèle Berthelot et Nicole Coquatrix, ministère de l’Éducation du Québec, 1989. 39 p.