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Une place à prendre ou à laisser?

Quelle place les hommes peuvent occuper dans le mouvement féministe? Trois féministes répondent à la question.

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Depuis la campagne de l’ONU HeForShe portée par Emma Watson, la place des hommes dans le mouvement féministe ne cesse d’alimenter les débats. Plusieurs féministes sont réfractaires à leur participation, alors que d’autres l’approuvent. Peut-on être un homme féministe? Les universitaires Mélissa Blais, Ryoa Chung et Martine Delvaux discutent de cette épineuse question.

Gazette des femmes : Entrons dans le vif du sujet : les hommes ont-ils leur place au sein du mouvement féministe?
Martine Delvaux :
La question que je me pose, c’est : Sont-ils vraiment intéressés à y participer? La campagne HeForShe, je l’ai trouvée ridicule. Les hommes n’ont pas besoin d’une invitation formelle pour être féministes! Ils sont invités d’emblée à l’être, comme ils sont invités d’emblée à ne pas être racistes, à ne pas être âgistes, etc. S’ils veulent participer au féminisme, ils n’ont qu’à le faire. Je trouve ça curieux qu’on soit obligées de les inviter à être égalitaires.

Photographie de Martine Dalvaux.

« Les hommes n’ont pas besoin d’une invitation formelle pour être féministes! Ils sont invités d’emblée à l’être… »

Martine Delvaux , écrivaine et professeure au Département d’Études littéraires de l’UQÀM

Par contre, les hommes qui désirent s’impliquer au sein des associations ne peuvent pas le faire n’importe comment. Ils ne peuvent pas y aller avec une attitude d’empereurs qui veulent diriger le mouvement. Ils ne peuvent pas non plus se limiter à s’accrocher au train, et laisser les femmes faire tout le travail, en ne se mouillant jamais, en ne s’éduquant pas vraiment, bref en ne faisant pas grand-chose d’autre que de se proclamer féministes.

Mélissa Blais : Il y a le mouvement féministe et il y a les espaces féministes. À l’université, ça va de soi que c’est inclusif puisque l’objectif est l’éducation. Par contre, dans les organisations autonomes, c’est complètement différent. Les associations de femmes ont une histoire. Elles reposent sur le besoin que les femmes ont eu de créer des savoirs neufs.

Il ne faut jamais oublier que si les violences faites aux femmes sont considérées comme criminelles aujourd’hui, c’est parce que des femmes se sont réunies en non-mixité pour raconter leur expérience. Jusque dans les années 1980, il était encore autorisé de battre sa conjointe avec un petit objet. C’est grâce aux luttes féministes si le Code criminel a été modifié.

Photographie de Mélissa Blais.

«Il ne faut jamais oublier que si les violences faites aux femmes sont considérées comme criminelles aujourd’hui, c’est parce que des femmes se sont réunies en non-mixité pour raconter leur expérience. »

Mélissa Blais, doctorante et chercheuse à l’Institut de recherches et d’études féministes de l’UQÀM

Ryoa Chung : Je suis tout à fait d’accord. Dans la création d’associations féministes, et même de programmes d’études féministes, aussi inclusifs soient-ils, c’est important que les femmes assurent le leadership.

Lorsque des femmes veulent former des comités non mixtes dans les milieux militants, cela suscite souvent de l’incompréhension et de la réticence…
M. D. :
Les hommes qui sont ulcérés parce que les femmes ne veulent pas de leur présence au sein de leur association doivent se poser la question : Pourquoi ont-elles besoin de s’organiser entre elles?

M. B. : Cette question est fondamentale. Des études montrent que les femmes qui, au premier abord, sont réfractaires au concept de non-mixité changent complètement d’avis une fois qu’elles en font l’expérience. Elles voient que lorsqu’un homme est dans l’espace, la prise de parole est différente. Il faut aussi tenir compte du rapport à la séduction, en plus de la crédibilité de la parole masculine. Un homme peut dire exactement la même chose qu’une femme, mais puisque c’est un homme qui le dit, ça aura plus d’importance. D’autant plus que les femmes sont socialisées à laisser leur place aux hommes. Les espaces non mixtes permettent de changer les dynamiques.

Photographie de Ryoa Chung
Ryoa Chung, professeure agrégée au département de philosophie de l’Université de Montréal, estime qu’il est important de pouvoir compter sur la mobilisation des alliés dans toutes les luttes sociales; à condition que ceux-ci ne reproduisent pas les rapports de domination qu’ils prétendent combattre.

R. C. : Il est important de revenir aux principes de la non-mixité, parce que sur la place publique, c’est souvent perçu comme du caprice, du grégarisme…

M. D. : … de l’arriérisme, de l’hystérie!

R. C. : Oui, de l’hystérie! [Rires.] Mais il y a des raisons éthiques importantes derrière la non-mixité. Quand les espaces non mixtes sont revendiqués par des groupes qui subissent des formes de discrimination indues, ces espaces sont compris comme des remparts contre l’oppression. Par contre, quand ce sont les sphères de pouvoir qui sont non mixtes, elles sont les conséquences des rapports de domination qui excluent certains groupes sociaux des positions d’autorité sur la base de discriminations injustes, et c’est pourquoi il faut condamner ce type de non-mixité. Bref, il faut savoir faire la part des choses.

Le principe de la non-mixité, c’est aussi d’avoir des safe spaces, des espaces où on se sent à l’aise de discuter et de réfléchir. Les mêmes questions se posent dans le mouvement féministe antiraciste : les femmes racisées aussi ont besoin de safe spaces, et là aussi ça peut créer des malaises, mais il faut en comprendre les raisons légitimes. Dans ce cas-là, on parle de non-mixité raciale.

M. B. : Pour moi, c’est une question de respect : je sais que j’ai des ancêtres colons, je ne vais donc pas m’inviter aux rencontres des femmes racisées. S’imposer dans ce genre d’espace découle d’une logique de domination, ça équivaut à refuser un espace de discussion, qui est de toute façon tellement minoritaire! On ne parle jamais des nombreux espaces non mixtes où il n’y a que des hommes blancs, comme les conseils d’administration.

M. D. : C’est vrai! La non-mixité est la norme!

R. C. : En même temps, je crois beaucoup à l’importance des alliés, c’est-à-dire les compagnes et les compagnons de lutte qui ne sont pas directement les victimes des injustices qu’on veut dénoncer et surmonter. Je pense qu’il faut compter sur leur mobilisation dans toutes les luttes sociales. Un article important porte sur ce sujet : The Problem of Speaking for Others, de Linda Alcoff *. L’idée est de mieux comprendre qui détient le capital d’influence, le pouvoir de parler, et qui ne l’a pas. Il faut tenir compte de l’inégalité de ces rapports de force entre les différents acteurs pour mieux comprendre l’inégalité d’accès à la prise de parole dans l’espace public. Par conséquent, il serait vraiment paradoxal et problématique qu’un allié s’entête à vouloir prendre toute la place et toute la parole au détriment des individus qu’il dit vouloir seconder. En d’autres termes, un allié doit s’assurer de ne pas reconduire les rapports de domination qu’il prétend combattre.

M. D. : On peut inviter les alliés à observer les rencontres tout en gardant le silence. Mais ça aussi c’est un tabou.

R. C. : Ça ressemble beaucoup à ce que les femmes racisées vivent quand des féministes blanches assistent à leurs rencontres : certaines n’oseront pas parler librement. Alors il peut arriver qu’on demande aux féministes blanches de se cantonner dans un silence respectueux.

Comment expliquez-vous que ces principes ne soient pas compris par une bonne partie de la population?

M. B. : Il y a beaucoup de naïveté dans l’air, l’idée que les hommes et les femmes marcheraient main dans la main dans l’égalité…

R. C. : J’imagine que certains craignent de tomber dans des conceptions essentialistes. D’autres personnes éclairées vont dire : « Mais maintenant on est à l’époque de l’humanisme, alors on ne devrait plus perpétuer les clivages de la division sexuelle ou de la division raciale. »

M. B. : Mais en le disant on les reproduit, puisque ces divisions existent.

R. C. : Le paradigme libéral a reconduit cette notion de « neutralité », issue de l’universalisme des Lumières, selon laquelle tout le monde doit être traité également en faisant abstraction de nos différences. Dans le meilleur des mondes, oui, ce serait génial de ne plus s’attarder à ces différences. Mais on vit dans un monde non idéal. Ces divisions sont révélatrices des rapports politiques, des inégalités de force qui existent et qui façonnent le quotidien. Il y a quelque chose de très naïf là-dedans…

M. B. : … de penser que si on n’en parle pas, ça n’existe pas!

R. C. : Exact! Alors qu’il faut avoir des conversations sur le racisme, sur le sexisme… Je pense que certaines perspectives féministes nous donnent un point de vue plus lucide et critique sur ces rapports de pouvoir au sein de la société.

M. D. : J’aime l’idée de la conversation! On a parlé du silence, mais la conversation est importante aussi. C’était l’idée de #AgressionNonDénoncée : le Web a forcé la parole. Les hommes ont été forcés de l’entendre.

M. B. : En réalité, les espaces non mixtes sont plutôt rares et temporaires, les hommes peuvent se rassurer : ce n’est pas très dangereux.

Parlons du rôle des alliés…
M. D.   De mon point de vue, la première place des hommes dans le mouvement féministe, c’est le silence. Ils doivent écouter, arrêter de nous interrompre et de remettre en question l’histoire qu’on raconte.

M. B. : Je pense aussi que la première étape pour un homme, c’est écouter et désapprendre. Mais selon mon expérience militante et universitaire, je peux affirmer que plusieurs sautent cette première étape. Ils ont lu, alors ils se pensent extraordinaires. D’ailleurs, ils sont adulés parce qu’ils sont minoritaires.

Et ils « pognent » auprès des féministes!
M. D. : Oui! On connaît d’ailleurs des histoires d’agressions sexuelles commises par des « proféministes » dans les milieux militants…

M. B. : Je suis souvent méfiante. Que se passe-t-il quand un proféministe agresse sexuellement une féministe? Souvent, dans ces cas-là, des féministes refusent de voir que l’allié est du côté de l’agresseur, parce qu’ils sont peu nombreux.

R. C. : Pour ma part, je m’intéresse aussi au rôle des alliés dans le mouvement féministe antiraciste. Vous savez, il y a eu un schisme dans l’histoire du féminisme québécois à partir du documentaire Disparaître de Lise Payette, qui présentait l’immigration comme une menace à l’identité québécoise. Des féministes immigrantes se sont senties marginalisées dans les discours prédominants. Mais qui connaît cette histoire? C’est là où je pense que les alliés sont extrêmement importants, parce qu’il faut que quelqu’un porte cette parole au sein des milieux et des discours dominants. Mais ce qui compte, au final, c’est de donner une place visible et audible aux féministes non blanches elles-mêmes, c’est-à-dire les féministes autochtones, noires, musulmanes et les femmes immigrantes.

M. D. : Je pense aussi qu’il faut des passerelles. Les hommes peuvent faire beaucoup de choses dans la société pour aider le mouvement féministe, comme parler de la conciliation travail-famille dans leurs entreprises, inviter plus de femmes dans les colloques… Ils n’ont même pas besoin de participer à une manifestation ou à un événement féministe s’ils veulent être des alliés; ils ont déjà tellement à faire!

Un prof qui se dit féministe peut par exemple commencer dans la salle de classe : quels textes il met au programme, à qui il donne la parole… On le voit à l’université : les garçons prennent la parole, tout le monde les écoute; les filles, elles, bafouillent. Si on n’est pas vigilant comme prof, on répète les mêmes rapports de force.

R. C. : Je m’intéresse beaucoup à la pédagogie féministe. J’oblige le tour de table dans mes séminaires. Ça libère la parole des filles, mais aussi des garçons plus timides qui souffrent dans cette culture machiste de la rhétorique.

Vous avez souligné que la participation des hommes au mouvement féministe peut poser problème. Qu’en est-il de ceux qui sont sincères dans leur démarche? Leur engagement implique-t-il des sacrifices?
M. B. :
Je lisais un texte écrit par un proféministe qui disait choisir ses batailles. Il donnait l’exemple d’un voyage de pêche entre gars qui rigolaient autour de blagues sexistes et où il a fait le choix de se taire pour passer du bon temps avec ces amis. Ça me met en colère. Cet auteur se clamant féministe va préférer ne rien dire, de peur de gâcher sa fin de semaine. Or, le travail le plus important pour un allié est de prendre la parole quand c’est dangereux. Ce qui peut impliquer de perdre des amis.

M. D. : Ou des privilèges.

M. B. : Moi aussi, il m’arrive de me taire. Non pas parce que je choisis mes batailles, mais parce que, en tant que femme, je suis visée par les blagues sexistes et que j’en subis les conséquences. Nous n’avons pas ce privilège de pouvoir nous taire pour passer du bon temps entre gars. On ne passe pas nécessairement du bon temps lorsqu’on se tait. Pour nous, c’est lourd constamment, alors je demande aux hommes qui se disent nos alliés d’avoir l’audace de prendre la parole dans ces moments.

M. D. : Ce que ces hommes ne comprennent pas, c’est que nous, comme féministes, on se met constamment en péril. Je passe ma vie à perdre des relations, des conversations, des nuits de sommeil… La question qu’il faut poser à un homme qui veut s’impliquer, c’est : Qu’es-tu prêt à perdre réellement? Ils sont souvent dans une logique de gain.

M. B. : Le plus gros défi pour les alliés, c’est de se désolidariser d’avec leurs pairs masculins. Ce n’est pas toujours facile. Comme de réagir devant une blague sexiste : d’abord ne pas rire, puis dire que c’est inacceptable. Ensuite, les hommes doivent réfléchir à la manière dont ils peuvent utiliser leur pouvoir de dominants. Ça prend des porte-parole qui peuvent utiliser leur statut social et leur pouvoir de représentation pour faire avancer la cause. Pour permettre aux féministes d’avoir l’espace.

R. C. : Les alliés ont la responsabilité de laisser leur place aux personnes qui sont moins entendues. Mais il ne faudrait pas qu’ils se cantonnent dans le silence au sens littéral. On leur demande leur écoute, mais on les encourage à passer le relais dans les autres espaces, pour que la parole des femmes soit entendue.

En terminant, les hommes préoccupés par les questions d’égalité devraient-ils se dire féministes, proféministes, alliés? Ces nuances sont-elles importantes?
R. C. :
Pour moi non. Si un homme ose se déclarer féministe, je l’accepte. Je l’entends comme un engagement de solidarité politique.

M. D. : Je me balance du nom qu’ils veulent se donner. L’important est qu’ils agissent en conséquence.

M. B. : Pour ma part, j’irais dans le sens du Réseau européen d’hommes proféministes; ses membres ont choisi ce terme pour souligner qu’ils sont en alliance avec un mouvement qui n’est pas le leur. J’aime bien cette idée.

R. C. : Oui, c’est intéressant, parce que lucidement ils reconnaissent ne pas porter ce combat-là dans tous les faits et gestes de leur vie quotidienne. Ils assument la reconnaissance de leurs privilèges.

M. B. : Mais, je me demande… pourquoi faut-il toujours parler des hommes?