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Des accords de libre-échange qui font peur

Avec les accords de libre-échange, le travail est déshumanisé et les femmes, désavantagées.

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Dans des salons feutrés, des traités de libre-échange internationaux se négocient en toute discrétion entre hommes cravatés. Leur objectif : dérégulariser la santé, l’éducation, l’agriculture, les services financiers, la sécurité alimentaire et tous les autres secteurs de l’économie dans les pays concernés. Devinez qui pâtira le plus de ces changements?

Sans qu’on nous informe, l’Accord sur le commerce des services est en voie de négociation entre une cinquantaine d’États, dont le Canada, les États-Unis et les 28 États de l’Union européenne. L’Accord de partenariat transpacifique l’est quant à lui entre une quinzaine de pays, dont des pays d’Asie pacifique, les États-Unis, le Canada, le Japon, le Chili et le Mexique. Les États-Unis et l’Union européenne sont également en train de négocier le Traité transatlantique.

Photographie de Claude Vaillancourt.

« Ce que l’on [sait de ces traités], c’est grâce aux fuites. C’est plutôt inquiétant, car une fois qu’un accord est accessible au public, on ne peut plus le modifier, et son contenu juridique n’est pas facile à comprendre. »

Claude Vaillancourt, président d’ATTAC-Québec

Et il faudrait s’en inquiéter. Car si ces traités de libre-échange aboutissent, les atteintes à l’environnement, les inégalités sociales et l’appauvrissement de populations entières risquent de se multiplier de façon exponentielle, dans un scénario où la majorité des individus seront asservis aux intérêts économiques d’une minorité cupide et sans scrupules, estime Claude Vaillancourt, président d’ATTAC-Québec, qui se mobilise contre ces accords depuis plusieurs années. L’organisme est membre du Réseau québécois sur l’intégration continentale (RQIC), une coalition regroupant plus de 20 organisations sociales du Québec.

Ces traités se négocient dans le plus grand secret, s’indigne M. Vaillancourt. « Ce que l’on en sait, c’est grâce aux fuites. C’est plutôt inquiétant, car une fois qu’un accord est accessible au public, on ne peut plus le modifier, et son contenu juridique n’est pas facile à comprendre. » Ces accords sont créés pour favoriser les intérêts des multinationales, qui ont une grande influence sur leur contenu, affirme-t-il.

L’État au service des multinationales

Le président d’ATTAC-Québec évoque le controversé mécanisme de règlement des différends entre États et investisseurs étrangers de ces accords. Celui-ci permet aux entreprises de réclamer des « dédommagements » aux autorités publiques si leurs intérêts économiques sont brimés. C’est grâce à lui que l’entreprise canadienne Lone Pine Resources, qui conteste le moratoire sur les gaz de schiste, a pu poursuivre le gouvernement du Québec pour 250 millions de dollars.

Dans la même veine, ce mécanisme a permis à la française Veolia de poursuivre le gouvernement égyptien parce qu’il a augmenté le salaire minimum, et au groupe d’énergie suédois Vattenfall de réclamer 4,7 milliards d’euros (6,2 milliards de dollars canadiens) à l’État allemand parce qu’il a choisi d’éliminer le nucléaire. Ces « amendes » sont payées avec l’argent des contribuables; comme les États ont peur de devoir verser des sommes astronomiques, ils négocient souvent discrètement des ententes à l’amiable avec les entreprises.

Femmes désavantagées, travail déshumanisé

Photographie d'Alexa Conradi.
La présidente de la Fédération des femmes du Québec, Alexa Conradi, souligne qu’il y a très peu de syndicalisation dans le secteur très féminisé du commerce au détail, et que les conditions observées chez Walmart deviennent la norme avec le libre-échange.

Avec la libéralisation des échanges, les travailleurs de tous les pays sont mis en concurrence, souligne Claude Vaillancourt. « Ceux qui obtiennent le contrat sont ceux qui acceptent les pires conditions. » Il ajoute que le libre-échange favorise une compétition féroce dont les femmes sont les grandes victimes. Il cite l’exemple de l’ouverture du marché de l’agriculture mexicaine dans le cadre de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALÉNA). Du coup, les Américains ont pu exporter au Mexique leur maïs subventionné. Évidemment, le maïs artisanal local ne pouvait pas être concurrentiel. « Le tissu économique et social de régions entières s’est détérioré. Les femmes ont dû s’exiler et, faute d’options, nombreuses sont celles qui sont allées travailler dans les maquilladoras, ces zones franches où sont produits à moindre coût, dans des conditions épouvantables, des biens destinés à l’exportation. »

À la Fédération des femmes du Québec (FFQ), également membre du RQIC, la présidente Alexa Conradi fait remarquer que les traités de libre-échange ne prévoient aucune protection pour les travailleuses et travailleurs, et détruisent les moyens que ceux-ci possèdent pour se protéger. « Aussitôt que les syndicats apparaissent, les entreprises sont délocalisées. »

Au Québec, la FFQ a mené une enquête sur les conditions de travail des vendeuses au détail dans les magasins de la multinationale américaine Walmart. « L’intimidation et un climat d’instabilité y sont entretenus en permanence, les mesures disciplinaires sont sévères, les salaires sont très bas, et on s’arrange pour que les vendeuses évitent de nouer des liens, ce qui pourrait les amener à s’organiser », relève Alexa Conradi. Elle souligne qu’il y a très peu de syndicalisation dans le secteur très féminisé du commerce au détail, et que les conditions observées chez Walmart deviennent la norme avec le libre-échange.

En plus de la diminution des salaires qu’engendre le dumping salarial, on assiste à une déshumanisation des conditions de travail, dit-elle. « Le harcèlement sexuel et la régulation des naissances sont fréquents dans de nombreux secteurs d’activité féminins des pays du Sud, comme le textile. »

Les ententes de libre-échange participent de surcroît à une hiérarchisation raciale grandissante du travail féminin à l’échelle mondiale, constate la présidente de la FFQ. Les emplois assortis des pires conditions sont réservés à celles qui se trouvent tout en bas de la pyramide sociale. « Pour pouvoir concilier travail rémunéré et domestique, lequel demeure largement l’apanage des femmes, les Blanches font appel aux femmes du Sud. »

Une puissance dérangeante

Les accords de libre-échange mènent aussi à la marchandisation des ressources naturelles. « Par exemple, ils facilitent l’accès aux terres, ici et ailleurs, pour les grandes sociétés minières canadiennes, avec un minimum d’encadrement. C’est ce qui se passe dans le Nord-du-Québec, pour ne citer que cet exemple », relate Mme Conradi. En conséquence, les autochtones sont déplacés; l’eau, le sol et l’air, pollués; les territoires, militarisés; sans compter que la violence, les agressions sexuelles et la prostitution augmentent.

En ce qui concerne l’agriculture servant à nourrir les populations locales, on constate des pressions pour favoriser les multinationales de l’agro-industrie et la monoculture, au détriment de la culture artisanale diversifiée. Responsable du commerce international chez Alliance Sud, un réseau d’ONG basé en Suisse qui se mobilise pour aider les populations des pays en développement, Isolda Agazzi rappelle que dans le monde, ce sont les femmes qui sont responsables de l’agriculture traditionnelle, une agriculture vivrière.

Photographie de Claude Vaillancourt.

« Les femmes pauvres sont les grandes perdantes de la mondialisation des échanges. Celles du Sud ont plus de difficulté à se recycler lorsque leur mode de subsistance est détruit.  »

Isolda Agazzi, responsable du commerce international chez Alliance Sud

La Suissesse fait valoir qu’avec le libre-échange, les gagnants sont ceux qui sont compétitifs sur le marché mondial, alors que les autres sont d’emblée laissés pour compte. « Les femmes pauvres sont les grandes perdantes de la mondialisation des échanges. Celles du Sud ont plus de difficulté à se recycler lorsque leur mode de subsistance est détruit, car elles sont généralement peu qualifiées, selon les standards dominants; elles occupent des emplois précaires dans des secteurs informels. »

Isolda Agazzi note aussi que lors des négociations d’accords de libre-échange, les gouvernements représentent les intérêts de puissants lobbys. Plus un pays est inégalitaire, plus grands sont les risques que la libéralisation des échanges bénéficie à une minorité. « Les ententes peuvent contenir des clauses qui protègent la propriété intellectuelle, rendant inaccessibles des médicaments essentiels ou gonflant le prix des semences, au profit des multinationales et au détriment des populations », énumère-t-elle.

Si les ententes de libre-échange sont surtout une affaire d’hommes, les femmes sont en revanche majoritaires dans la résistance. Parmi les figures notoires, on compte Susan George en France, Vandana Shiva en Inde, Maude Barlow au Canada et Lori Wallach aux États-Unis. Dans leur sillage, les femmes du monde devront se mobiliser. L’avenir de la planète et de l’humanité en dépend.