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Écrire sur soi : interdit aux femmes?

Rencontre avec Patricia Smart pour parler de son plus récent essai et d’écriture intime.

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Dans son essai De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan. Se dire, se faire par l’écriture intime, Patricia Smart remonte aux sources de l’« écriture de soi » au Québec. Du journal intime à l’autofiction, cette spécialiste de la littérature des femmes retrace la difficile conquête de l’individualité féminine.

Gazette des femmes : Comment est né ce livre?

Patricia Smart : Au départ, je voulais faire une étude de l’autobiographie féminine au Québec. Mais j’ai été surprise de constater l’absence de ce genre, entre 1654, année de la rédaction de l’autobiographie spirituelle de Marie de l’Incarnation, et 1965-1966, quand sont parus les mémoires d’enfance de Claire Martin, Dans un gant de fer (La joue gauche et La joue droite).

Photohraphie de Patricia Smart.

« J’ai exploré les correspondances et les journaux intimes. Ces textes donnent des perspectives fascinantes sur la vie des femmes au Québec au cours des siècles, mais ils révèlent aussi une lutte terrible pour accéder à l’expression de soi. »

Patricia Smart, auteure, professeure émérite et spécialiste de la littérature des femmes

Comment expliquez-vous ce grand vide?

Le Québec a longtemps été étouffé par le catholicisme, une religion qui n’accorde pas de place à l’individu. Ce n’est pas un hasard si la première autobiographie moderne, en Europe, a été écrite par un protestant : Jean-Jacques Rousseau. D’autres observateurs expliquent cette absence par la domination anglaise après la Conquête qui, elle aussi, aurait brimé l’expression de l’individualité.

Vous avez cependant découvert d’autres formes d’écriture intime.

J’ai exploré les correspondances (Élisabeth Bégon, entre 1748 et 1753, Julie Papineau, de 1823 à 1862, entre autres) et les journaux intimes (Henriette Dessaulles, Michelle Le Normand, Joséphine Marchand, etc.). Ces textes donnent des perspectives fascinantes sur la vie des femmes au Québec au cours des siècles, mais ils révèlent aussi une lutte terrible pour accéder à l’expression de soi. Tous ces écrits parlent d’un moi brimé, inhibé, en conflit avec les normes sociales imposées aux femmes.

Existe-t-il, selon vous, des différences fondamentales entre l’autobiographie féminine et masculine?

Moins aujourd’hui, car les rôles masculins et féminins ont changé grâce au féminisme. Mais dans les années 1980, nombre de théoriciennes américaines ont étudié l’autobiographie féminine en lien avec la psychologie. Selon elles, les frontières entre le moi et l’autre seraient plus floues chez la femme que chez l’homme. La maternité – une forme de fusion entre la mère et l’enfant – et les circonstances de la vie ont orienté les femmes vers l’écoute de l’autre, une attention aux besoins de l’autre. Or, c’est le contraire de l’impulsion autobiographique. Je pense que c’est ce qui explique l’hésitation des femmes à s’engager dans un projet autobiographique où il faut dire : voici ma vie. Dans Une chambre à soi, Virginia Woolf décrit ainsi la présence du moi masculin dans l’écriture : « C’est comme un arbre. Il prend toute la place et ce qui est autour est dans l’ombre. » Visiblement, les femmes ont du mal à se prendre pour des arbres.

L’autobiographie féminine, dites-vous, tourne autour d’une blessure associée à la mère. Quelle est la fonction de l’écriture autobiographique par rapport à cette blessure?

Toute autobiographie de femme comporte un élément de matricide, a écrit une critique. Quand on lit des autobiographies de femmes, on réalise à quel point la mère est une présence indispensable à l’expression de soi. Mais dans beaucoup de cas, c’est comme si cette mère avait interdit l’émergence du « je » de sa fille. Il fallait que cette fille suive exactement le même chemin que sa mère. Dans tous les textes que j’ai étudiés, la séparation d’avec la mère se présente comme une lutte acharnée. L’écriture devient alors un exercice de détachement, une vengeance, une libération, un hommage, parfois tout cela à la fois.

En quoi Marie de l’Incarnation, fondatrice du couvent des Ursulines de Québec, a-t-elle pavé la voie à l’écriture intime au féminin?

Marie de l’Incarnation est pour moi une précurseure dans ce domaine. Et elle révèle un paradoxe qui va perdurer très longtemps. En effet, son projet autobiographique s’élabore dans un idéal d’anéantissement du moi. Tout le projet de cette grande mystique à l’écriture magnifique consiste à se nier soi-même dans un idéal qui trouve son aboutissement dans la dureté de la vie et la nature de la Nouvelle-France.

Marie de l’Incarnation, « la sainte », et Nelly Arcan, « la putain », semblent aux antipodes. Quel lien établissez-vous entre elles?

Il y a chez ces deux femmes un immense besoin de transcendance, mais aussi une tentative désespérée et vaine de faire taire ou d’effacer son corps. Marie de l’Incarnation a très bien choisi son nom en religion : elle est très incarnée et raconte avec beaucoup de beauté ce voyage vers son but spirituel. Elle s’exprime en termes corporels : « Je sautais, je tombais par terre, j’étais pleine de mon amour de Dieu », écrit-elle. Et pour réprimer ce corps, elle se livre à des mortifications. Nelly Arcan, qui évoque elle-même le poids de la religion dans son éducation, souffre elle aussi d’un corps trop présent, trop visible, encombrant, qui s’exprime trop. Et elle aussi se mortifiait, mais cette fois par des chirurgies esthétiques : elle s’est fait refaire le nez, les seins, etc. Les clients qui défilaient à la chaîne chez elle quand elle se prostituait et qu’elle décrit dans Putain peuvent aussi être considérés comme une forme de mortification.

Et qu’en est-il de leur besoin de transcendance?

Marie de l’Incarnation l’a comblé en prononçant ses vœux de religieuse. Mais c’est comme si Nelly Arcan avait vécu dans un moment historique où elle n’a pas trouvé de débouchés pour ce besoin de transcendance. L’auteure de Burqa de chair et de Folle considérait que c’est l’image de la femme imposée par la société qui emprisonne les femmes. Elle le voyait très clairement, mais elle n’a pas été capable de s’en libérer. Toute son œuvre, majeure, pose la grande question de l’autobiographie : « Alors moi, qui suis-je? » Et faute de trouver une réponse, elle s’est suicidée, poursuivant, au sens littéral, l’idéal d’anéantissement de soi de son ancêtre mystique.

Patricia Smart, De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan. Se dire, se faire par l’écriture intime, Boréal, 2015, 432 p.

Mini-bio

Critique littéraire et professeure émérite à l’Université Carleton, à Ottawa, Patricia Smart est l’auteure de l’essai Écrire dans la maison du père. L’émergence du féminin dans la tradition littéraire du Québec (XYZ, 1988), pour lequel elle a remporté le prix du Gouverneur général, et des Femmes du Refus global (Boréal, 1998). L’Association des littératures canadiennes et québécoise (ALCQ) a annoncé le 1er juin que le prix Gabrielle-Roy 2014 est remis à Patricia Smart pour son essai De Marie de l’Incarnation à Nelly Arcan. Ce prix récompense chaque année le meilleur ouvrage de critique littéraire portant sur la littérature canadienne ou québécoise.