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Maman blues

Quand les « Real Women » américaines y sont allées de leur danse du ventre proféminité pour mousser les incommensurables joies du foyer au milieu des années 1980, bof! on a haussé les épaules.

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Quand les « Real Women » américaines y sont allées de leur danse du ventre proféminité pour mousser les incommensurables joies du foyer au milieu des années 1980, bof! on a haussé les épaules. Quand ont débarqué de France des best-sellers rigolo sur le mode du « Qu’est-ce-qu’on-fait-là-toutes-à-se-faire-suer-au-boulot-au-lieu-de-popoter-peinardes-nos-confitures-dans-notre-cocon? », on a souri en coin, puis on est retournées à nos dossiers. Chaque fois en fait qu’on a cru percevoir les échos d’un quelconque chant des sirènes destiné à nous recoincer entre quatre murs, on a toujours résisté, en vaillantes Québécoises émancipées que nous sommes. « Cause toujours, tu ne m’intéresses pas. » Mais là…

A la télé récemment, devant une Claire Lamarche visiblement secouée par la force du courant, des jeunes femmes structurées et délurées se réclamaient des « vraies valeurs » et du besoin de vivre les « vraies affaires » pour justifier un repli-maison. Notre enquête confirme à son tour que certaines sont nettement tentées de dire : « Ciao! boulot. » À se demander si le récent bouquin au titre suave, À la maison et heureuse!, ne tombe pas-celui-là-en terreau propice. Quelque chose serait-il insidieusement en train de se produire? Faut-il craindre de voir toutes les victoires féministes happées par la spirale domestique?

Nicole Brais et Denise Piché, du Centre de recherche en aménagement et développement de l’Université Laval, ont elles aussi ouï le troublant son de cloche résonner au cours d’entrevues menées dans le cadre d’une enquête sur la conciliation travail-famille. À l’éclairage de ce qu’elles ont entendu, elles nous offrent ici leurs explications de ce retour en grâce du Home Sweet Home.

Effluves d’antan ou nouvel air du temps?

« C’est un discours décourageant à entendre pour des féministes, c’est vrai, concède Nicole Brais. Mais si l’on dépasse la surface des mots, la situation s’avère moins dramatique qu’on ne le pense. Par exemple, la plupart des femmes qui nous ont dit : “Je retournerais à la maison” ont ajouté “… si on me versait une allocation convenable. ” » « Parmi elles, certaines s’endettent pour se recycler, d’autres travaillent pour un salaire minimaliste, poursuit Denise Piché. Des conditions vraiment pas très drôles. Elles auraient toutes les raisons de rester chez elles. Mais elles ne le font pas. Autrement dit, on a senti que les femmes sont conscientes du risque de dépendance. Ce n’est pas formulé aussi clairement, mais c’est implicite dans leurs propos. La question de l’autonomie financière commence à être intégrée. Ce n’est pas si mal! »

Les deux chercheuses refusent net de glisser sur la pente du « phénomène de ressac ». Évitons de prendre le mors aux dents, mettent-elles en garde. Essayons plutôt de saisir ce qui se passe réellement. Ceci surtout : pour l’instant, travail et famille sont deux réalités qui se repoussent. « Nous avons rencontré beaucoup de mères aux prises avec des horaires de fou : rigidité extrême, exigence d’une disponibilité sur appel à une heure d’avis, horaires brisés qui bloquent toute planification, énumère Denise Piché. Et non seulement ces femmes doivent s’ingénier à s’organiser, mais elles doivent souvent subir aussi le poids psychologique de l’emploi incertain. Comment ne pas être harassées? Celles qui ont un emploi relativement stable, “normal”, semblent vivre une crise moins forte. Or, des emplois “normaux”, il y en a de moins en moins dans nos sociétés! » Sa collègue enchaîne : « Si l’on demande à ces travailleuses de choisir entre une situation catastrophique et stressante et des activités agréables et valorisantes en famille, il ne faut pas trop se surprendre des réponses. D’autant plus que, maintenant, les enfants se font rares. Quand on se décide à en faire, on a envie d’être le plus possible avec eux. Combien nous ont dit : “J’ai pas le goût de passer à côté de ça.” »

Les conjoints vivent également, selon elles, cette remise en question de l’organisation du travail. Eux aussi ont l’obsession d’une meilleure qualité de vie. Tiens donc! Intéressant… Revendiquent-ils toutefois de pouvoir rester à la maison? « Rarement, répond Nicole Brais. Mais passer plus de temps avec leurs enfants, oui, ça en chicote plusieurs. »

Si des femmes veulent rentrer chez elles par dépit, pour se soustraire à une organisation du travail invivable, d’autres y songeraient parce qu’elles gardent ancrée au cœur cette conviction : la mère est LA meilleure personne auprès de ses enfants. Meilleure que le père, meilleure que le meilleur service de garde. Un parfum de culpabilité flotte… Nicole Brais explique : « Oui, certaines femmes se sentent coupables. On sent que c’est capital de défendre l’idée qu’elles veulent être très présentes auprès de leurs enfants. Sauf que l’on constate souvent un décalage, voire une contradiction, entre cette espèce de conception idéale de la mère et leurs propres comportements : leurs enfants, elles les font garder et elles ne se passeraient plus des services de garde. Cependant, c’est comme si, inconsciemment, elles ne s’accordaient pas encore le droit d’agir ainsi. Ce n’est guère surprenant. Elles se réfèrent à ce qu’elles ont connu pour la plupart : une mère à la maison. Elles se sentent en rupture avec le passé. On a affaire à des générations charnières. Les petites filles élevées en garderie ne vivront probablement pas cet écartèlement. »

Bref, soyons claires. Des mères qui ressentent simplement le besoin d’être avec leur enfant, il y en a beaucoup. « On ne va pas leur jeter la pierre!, commentent en chœur les chercheuses. C’est quoi là? Faudrait que les hommes et les femmes sortent de la maison et que les enfants soient complètement pris en charge par la société et élevés dans les garderies? C’est le marché du travail qui doit plutôt s’assouplir. » Elles rapportent que bien des femmes et des hommes rêvent de la semaine de quatre jours, « d’une “journée-battement” pour liquider les inévitables tâches domestiques et pouvoir être avec les enfants les samedis et dimanches. Mais attention, cette parenthèse, les mères en ont soif aussi pour elles, elles seules. Ça, il ne faut pas l’oublier », tiennent-elles à préciser. Nicole Brais est d’ailleurs convaincue d’une chose : « Parmi les mères qui disent vouloir rester à la maison, bon nombre feraient quand même garder leurs enfants quelques jours par semaine. »

Actuellement, les styles de vie sont nombreux, les modèles de famille également; les raisons qui motivent les femmes à vouloir retourner à la maison le sont tout autant. Gardons-nous donc des généralisations. Denise Piché pense aussi qu’il faut décoder ce que les femmes entendent exactement par « retourner à la maison. » « Veulent-elles y rester pour toujours ou jusqu’à ce que leur enfant aille à l’école, ou encore durant les deux premières années de sa vie? Il faudrait voir. »

Bref, Nicole Brais et Denise Piché ne cèdent en rien à la panique. Sauf sur un point qui, celui-là, les fait sortir de leurs gonds : « C’est unanime. Les femmes, et les hommes, ont absorbé le discours néolibéral ambiant et disent tous que l’État n’a plus les moyens de les aider, qu’il faut s’arranger. Des solutions collectives pour les épauler dans ce qu’ils vivent? C’est complètement disparu du décor et du discours. Ils n’y pensent même plus! C’est le règne de la “débrouille” individuelle, donc de l’isolement. Chacun vit le tiraillement famille-travail froidement, comme une aberration temporaire, normale à la limite. C’est grave. L’espace collectif, il faut le recréer à tout prix pour réclamer des solutions globales. Sinon, ça ira en empirant. »

Pour l’instant, travail et famille sont deux réalités qui se repoussent.

C’est un SOS

L’expression « penser globalement » serait donc tombée dans l’oubli; il ne resterait plus aux femmes qu’à « agir localement ». Seulement voilà : devant l’impasse, rendues au bout du rouleau, elles lancent un message de détresse : « Je ne joue plus, je veux rentrer chez moi. » « Derrière cette réaction des femmes se profile une critique en règle de l’organisation du travail. Critique qu’il faut prendre très au sérieux, avertit Denise Piché. La nouvelle politique familiale est excellente. Elle doit cependant s’étoffer d’une révision en profondeur du monde du travail. Devant affronter la précarité, l’incertitude et des conditions de travail souvent épouvantables, les femmes ne pourront plus tenir longtemps. Si l’on continue à les forcer à vivre ça, elles vont prendre la première voie de sortie qui s’offre… »