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Fifty Shades of Grey : la misogynie maquillée en fantasme

50 nuances de Grey : non, ça ne va pas

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Vendredi dernier, Fifty Shades of Grey, le film tiré de la
trilogie de romans éponyme, prenait l’affiche partout en Amérique du Nord. Cohue dans les salles. Sur les réseaux sociaux, une nuée d’adolescentes et de femmes jeunes et moins jeunes y allaient de géolocalisations enthousiastes au cinéma. Notre collaboratrice Aurélie Lanctôt l’a vu, avec beaucoup moins d’exaltation.

La sortie de Fifty Shades of Grey a fait couler beaucoup d’encre : les
scènes érotiques du film sont-elles trop osées? Pas assez? Que penser du BDSM (l’acronyme désignant l’ensemble des pratiques sexuelles qui impliquent bondage, discipline, soumission, sadisme et masochisme)? Le film arrive-t-il à bien rendre la charge érotique des romans?

On s’est aussi questionné sur la nature du rapport qui unit les protagonistes, Christian Grey et Anastasia Steele. Leurs « jeux sexuels » auraient-ils trop d’emprise sur leur vie? D’aucuns ont souligné le caractère carrément toxique de la relation qu’entretiennent les amants — et pour cause. Mais, a-t-on conclu, ça ne peut pas être si terrible que ça, puisque
les femmes adorent cette histoire. Elles doivent bien y trouver quelque chose de plus attirant que rebutant, non?

Une histoire banale

Le synopsis est vieux comme le monde : une jeune femme ordinaire menant une vie ordinaire rencontre un homme extraordinaire menant une vie extraordinaire. Celui-ci, « contre toute attente », tombe éperdument amoureux d’elle. La réciprocité de ce sentiment est automatique,
puisqu’une femme ordinaire tombe toujours amoureuse d’un homme extraordinaire, s’il daigne lui porter de l’intérêt. Puis c’est l’éclipse : la vie de la jeune femme est accaparée par la Passion. Plus rien ne compte, si ce n’est l’amour dévorant. Le fantasme à temps plein.

Ce n’est pas d’hier que les femmes raffolent des produits culturels qui exploitent ce canevas narratif. On ne peut pas tellement les blâmer : partout, on leur enseigne que l’amour est une chute, douloureuse mais enivrante, et qu’il vaut mieux prendre plaisir à être avant tout un objet de fascination. On érige la figure de la pupille, de la proie, en idéal, afin que
les femmes fantasment sur l’idée d’être le sujet passif du rapport amoureux. Quitte à s’oublier, quitte à souffrir. Après tout, l’amour fait mal (surtout aux femmes), c’est bien connu. Il exige de l’abnégation, du dévouement, de la mansuétude. Et il faudrait en redemander.

C’est plutôt réducteur. Mais si on refusait complètement le modèle, il faudrait jeter aux orties un siècle de cinéma et au moins 400 ans de littérature érotico-romantique! Toutefois, il y a des histoires plus toxiques que d’autres. Et lorsqu’elles font vendre 100 millions de livres et récoltent 81,7 millions de dollars au box-office en une fin de semaine, lorsqu’elles séduisent des adolescentes et de très jeunes femmes, il faut les
dénoncer.

Apologie de la violence ordinaire

Si Fifty Shades of Grey se contentait d’être d’un ennui mortel et d’une
vulgarité embarrassante, on n’en ferait pas grand cas. Cela dit, en faisant passer une relation violente — car c’est bien ce dont il s’agit — pour un « fantasme », il devient dangereux. Et tenez-vous-le pour dit : la violence et la perversion, dans Fifty Shades of Grey n’ont rien à voir avec les fantaisies sexuelles qu’on y trouve. Le BDSM entre adultes consentants n’est pas condamnable en soi. Mais invoquer ces pratiques pour légitimer des sévices évidents qui s’étendent bien au-delà des murs de la chambre à coucher, c’est grave. D’ailleurs, un grand nombre d’adeptes du BDSM ont dénoncé la
représentation fallacieuse de ces pratiques, dans les romans comme dans le film.

La relation qu’entretiennent Christian Grey et Anastasia Steele n’a rien à voir avec le désir ou un quelconque jeu sexuel. Elle relève plutôt du contrôle et de la subordination entière d’une femme à son amant, pour satisfaire le besoin pathologique de ce dernier de traiter une femme comme sa chose. Or, ça n’a rien de drôle, ni d’excitant : c’est absolument écœurant. Pendant deux pénibles heures, on voit une femme se laisser engloutir dans une relation qui nie non seulement ses désirs, mais jusqu’à son autonomie. On encaisse le récit de la destruction d’une femme présentée d’entrée de jeu comme une étudiante brillante et équilibrée, question de rendre son assujettissement progressif doublement douloureux. On peine à croire qu’une telle histoire ait pu être inventée et mise en scène par des femmes pour vendre du « fantasme », tant elle est dégradante pour le genre féminin.

Quel plaisir pour les femmes?

À ce sujet, on constate avec surprise que ce film, bien qu’il vise à émoustiller un public féminin hétérosexuel, met l’accent sur le corps de Dakota Johnson (imdb) plutôt que sur celui de Jamie Dornan (imdb), qu’on voit à peine se dénuder. À peu près aucun détail de l’anatomie de l’actrice n’est laissé à l’imagination. Tout au long des scènes d’ébats sexuels, on ne voit qu’elle, alors que celui qui la fouette, l’attache et la prend se trouve hors du champ de la caméra, invisible et aux commandes. On la regarde
littéralement subir. En étant conçu pour plaire au mâle hétérosexuel  lambda, le langage esthétique de ce film ajoute ainsi l’insulte à l’injure. Il nous dit : non seulement les femmes sont idiotes et obnubilées par leurs sentiments, mais les spectatrices elles-mêmes ne méritent pas que leurs désirs sexuels soient rassasiés, même dans les produits culturels qu’on leur vend comme « rêves érotiques ».

En fait, sachez-le : il n’y a pas d’érotisme dans ce film, bien que le quart des scènes se passent à poil. Il n’y a qu’une spirale infernale de manipulation, de contrôle et de chantage, qui mène à la soumission entière d’une femme aux désirs d’un homme. Fifty Shades of Grey ne parle pas de romance « remixée » à saveur sadomaso. Fifty Shades of Grey ne parle même pas de sexe. Il nous parle plutôt de la violence qu’on aime voir les femmes subir. Il nous parle de cette misogynie qu’on veut tellement faire avaler aux femmes
comme fantasme. Cette misogynie qui légitime les « 50 nuances » de violence ordinaire, dont on veut nous convaincre qu’elle est le lot naturel des relations hommes-femmes. Et cette misogynie est aussi vieille que les contes de fées qui en font le récit.

Si Fifty Shades of Grey n’est « qu’un film », force est d’admettre qu’il
s’inscrit dans une longue tradition de haine et de mépris dont il est grand temps de se débarrasser, en 2015. Dans l’esprit de la campagne de
sensibilisation #50DollarsNot50Shades, je vous invite, si l’envie vous prend d’aller le voir, à donner le montant de votre soirée cinéma à une organisation qui lutte contre la violence faite aux femmes. Ce sera déjà ça.