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L’apprentissage de la liberté

Avec son projet Girl Child Network Worldwide, la Zimbabwéenne Betty Makoni remplit une mission plus qu’honorable : …

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Avec son projet Girl Child Network Worldwide, la Zimbabwéenne Betty Makoni remplit une mission plus qu’honorable : apprendre aux filles à combattre les préjugés ancestraux sur le silence des femmes. En leur donnant une voix, elle leur offre la liberté.

Betty Makoni se tient droite et fière, dans la salle de l’Ermitage, chemin de la Côte des- Neiges, à Montréal. Elle est l’invitée de 60 millions de filles, organisme fondé par la Québécoise Wanda Bédard en 2006. «Nous choisissons deux projets par année, explique la journaliste et féministe Ariane Émond, qui marraine l’organisme. Et le Réseau des filles fondé par Betty Makoni est l’un d’entre eux pour 2009. » Les femmes (et des hommes aussi) engagées de 60 millions de filles souhaitent entre autres démontrer
que le changement, particulièrement dans les pays en développement, commence par l’éducation des filles.

La preuve par l’exemple

C’est précisément ce qu’illustre l’expérience de Betty Makoni. Née au Zimbabwe il y a 38 ans, elle est issue d’une famille où la violence conjugale a fait des ravages; chez elle comme partout dans le monde, dans toutes les classes sociales, le tabou pesait sur les femmes à qui ce malheur est arrivé. Il faut entendre Betty Makoni raconter son enfance. « J’étais petite fille, et j’ai dit à ma mère qu’il fallait qu’elle dénonce mon père, qu’elle refuse cette situation. Je n’ai obtenu comme réponse que frayeur et déni de sa part.Et ma mère est morte des suites de cette violence. » Makoni prononce ces mots avec émotion et détermination. On décèle dans son regard, dans sa ferme
sérénité, une volonté inébranlable de réparer le passé et de préserver toutes les femmes de la violence.

Betty Makoni fut elle-même victime de viol, comme bien d’autres fillettes de son village, de son pays, de sa planète. C’est une survivante, qui sait qu’il en existe des milliers d’autres comme elle. « J’ai décidé de me servir de ma colère et de ma révolte pour faire quelque chose. L’une des raisons pour lesquelles cette situation continue, c’est que les filles ne s’expriment pas, à cause de notre culture et de nos traditions. Il fallait que ça cesse. J’ai donc décidé de leur apprendre à parler, à se prononcer, à réclamer, à dénoncer. »

Betty Makoni a fait cet apprentissage. Seule sur l’estrade, d’une voix forte et chaleureuse, elle relate son histoire. Comment elle courut derrière un autobus dans son village, celui qui se rendait à l’école où elle voulait aller; comment elle fit des pieds et des mains pour s’y inscrire. Une femme lui prêta un stylo, et Makoni entra en classe. Elle était heureuse, enfin capable de prendre son destin en main et de réaliser ses ambitions. Son choix et sa hardiesse ont valeur d’exemple : en s’éduquant, elle a commencé à connaître ses droits et à pouvoir les revendiquer.Habile communicatrice à la rhétorique grandiose, Betty Makoni a réussi à faire des études universitaires, et s’est spécialisée en linguistique et en théâtre. Et c’est justement cette importance accordée à la prise de parole qui est la source de son succès.

En effet, tout au long de sa conférence, on saisit combien il est crucial, pour les femmes, de se faire entendre haut et fort. «Quand une fille va à l’école, elle s’investit d’un pouvoir sur elle-même, d’un savoir, d’un contrôle de sa vie. Elle apprend à “dire” ses droits : c’est précisément ce qui fait qu’elle ne se laissera plus intimider ni ne se taira si un homme essaie de la maltraiter. Tout est une question de confiance, et l’éducation est l’assise même de la confiance. »

Mais ce n’est pas tout de vouloir aller à l’école. Dans un pays ruiné par la guerre, comme il y en a tant dans le monde, l’école coûte cher et les filles sont reléguées à la vie domestique.C’est pour cette raison que 60 millions de filles a décidé de soutenir ce projet.

La conférence de Betty Makoni se déroule dans le plus grand silence.Médusés par son discours lent et rythmé,nous observons les photos projetées qui illustrent les histoires qu’elle raconte. Une image représente Makoni, seule femme au milieu d’un groupe d’hommes souriants; celle-là montre des filles réunies en conseil autour d’une table; sur une autre photo,une fillette lève le bras, s’adresse à une assemblée d’adultes. On saisit alors tout le sens du labeur de Makoni et de ses héritières, «des leaders scolarisées, ambitieuses et résolues à accomplir ce travail de libération»,précise-t-elle. «Notre plus grand problème, au Zimbabwe mais aussi dans beaucoup d’autres pays, c’est que les mères n’osent pas dénoncer la violence conjugale dont elles sont la cible. » Et elles empêchent les enfants d’en parler : voilà comment se transmet, de génération en génération, la misère morale et physique. «C’est ce que j’ai voulu briser, et je me suis obstinée à dire aux femmes de s’exprimer. Ça peut changer leur vie. Ça a changé la mienne, et j’en suis très fière. »

L’autre clé : la complicité des hommes

Cette mère de quatre garçons est aussi très fière d’avoir su intégrer les hommes à son combat. « Je travaille beaucoup avec eux, et c’est une autre clé de la réussite : ils se sentent personnellement concernés, car on leur explique que les filles violentées pourraient être leurs sœurs, leurs fillettes. Quand ils sont touchés, eux aussi prennent de l’assurance et transmettent ces valeurs de protection autour d’eux. Ils disent aux autres hommes :“Attention à ce que tu fais, car il y a des lois et tu n’y échapperas pas!” »

Makoni et ses collaboratrices ont aussi créé des empowerment villages, ou « villages de responsabilisation » (il y en a trois au Zimbabwe et d’autres en
Afrique du Sud et au Swaziland), des endroits où les filles victimes d’agressions sont prises en charge par des médecins, des professeurs et des soignants. Les hommes doivent montrer patte blanche pour y être acceptés. « Ils savent que dans ces villages, le moindre écart de conduite sera sanctionné. Par conséquent, cela donne aux filles et aux femmes une grande liberté de mouvement, de pensée, de parole.Aucune d’entre elles n’y subit de pression. »

Cette solidarité d’adultes bienveillants procure aux jeunes filles toute la latitude pour se reconstruire à la suite de viols, de mauvais traitements ou d’une contamination au VIH. Tout est mis en œuvre pour leur redonner confiance en elles et les aider à transformer leur condition. «Dans mon pays comme dans bien d’autres, il y a ce mythe que la virginité des fillettes prémunit les hommes contre le VIH… Les filles sont mariées à 8 ans, veuves à 15, et grand-mères à 30, parfois moins. » C’est ce qu’illustre la photographie poignante d’une fille à peine adolescente tenant dans ses bras son bébé mourant. « La protection qu’on leur offre leur assure sécurité affective et physique. C’est par ce mécanisme que nous arrivons à briser la chaîne de la violence, de la maladie, de la pauvreté. »

Visionnaire en exil

Betty Makoni ne vit plus au Zimbabwe. Des menaces pèsent sur elle et sur les siens; elle a donc choisi de s’exiler. Elle partage sa vie entre l’Angleterre et le Botswana, un pays qu’elle juge plus évolué sur le plan des droits des femmes, et où elle a ses alliés. « J’en profite d’ailleurs parfois pour aller chercher des Botswanaises qui ont besoin d’aide et les faire sortir du pays. J’ai mes stratégies et mes complices! » Elle continue de faire campagne pour recueillir des fonds, bien sûr, mais aussi pour informer le monde de ce qui se passe en Afrique.

Makoni est une héroïne et a récolté de nombreux honneurs depuis 10 ans. Elle a récemment été couronnée d’un prix hommage au Women’s International Film Festival aux États-Unis, et figure parmi les Top 10 Heroes de 2009 de CNN. Visionnaire, Makoni a aussi compris à quel point l’émulation pourra aider les femmes à qui sont destinés les différents programmes de son organisation. En devenant médecins, enseignantes, pilotes, ingénieures, les membres du Réseau des filles font figure de modèles lorsqu’elles reviennent au pays et partagent leur expérience avec les plus jeunes. Ces femmes émancipées et autonomes, qui mènent des carrières passionnantes, démontrent que le destin des fillettes n’est plus tracé d’avance.