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Un travail décent… à 10 ans

Des syndicats pour les enfants travailleurs du Pérou. Rencontres avec Gissela, Allisson et Nieves.

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Depuis juillet, l’âge légal pour travailler a été abaissé à 10 ans en Bolivie. Une ineptie pour certains. Une victoire pour d’autres. Regroupés en syndicat depuis les années 1970, 14 000 enfants péruviens revendiquent, comme les jeunes Boliviens, leur droit au travail.

Trois âges, trois quotidiens différents, mais un même combat. Gissela, Allisson et Nieves militent au sein d’un syndicat péruvien tenu par des enfants, le MNNATSOP (Mouvement national des enfants et adolescents travailleurs organisés du Pérou, mieux connu sous le nom « mouvement des Nnat’s »). Elles revendiquent le droit de travailler sous l’âge légal de 14 ans, dans des conditions dignes.

Gissela, 11 ans, recrue dans la lutte

Photographie de Gissela en classe lisant un livre scolaire.
Du lundi au vendredi, Gissela passe l’avant-midi à l’école, avant de retourner chez elle faire ses devoirs et s’occuper de ses jeunes frères et sœurs. Le mouvement de Nnat’s milite pour que les enfants qui travaillent aient des horaires qui leur permettent d’aller à l’école et de réaliser leurs tâches scolaires.

À l’aube, un samedi matin du mois de novembre. Dans la région désertique d’Ica, à quelques heures de route au sud de Lima, Gissela, 11 ans, se met au travail. Comme tous les matins, elle aide sa mère à accomplir les tâches domestiques et va puiser l’eau pour ses sept frères et sœurs. Une heure plus tard, elle traverse le bidonville, accompagnée de ses frères, Piero et Bruno, 10 et 14 ans. Leurs chaussures alourdies par le sable, ils attendent le taxi colectivo qui les mènera au marché Toledo. Le travail de Gissela consiste à nettoyer et à disposer les légumes pour la vente. « J’aide ma mère à vendre des légumes, raconte l’enfant. Je travaille pour l’aider et pour acheter des fournitures pour l’école, parce que ma maman n’a pas beaucoup d’argent. »

Après le marché, Gissela a l’habitude de se rendre à la Casa Nnat’s. Le MNNATSOP, ou mouvement des Nnat’s, est un syndicat d’enfants travailleurs, réunis pour revendiquer leur droit au travail au même titre que les adultes. À la Casa, les murs sont couverts d’affiches réalisées par les jeunes militants. « L’éducation est un droit, le travail digne aussi »; « Pourquoi je travaille? Parce que je dois aider ma mère, parce que je dois manger, pour payer mes études… »

Aujourd’hui, Gissela, aidée des plus âgés, apprend à définir le terme travail digne. « Cela signifie : lorsque les enfants ne sont pas exploités et maltraités dans leur travail, s’essaie timidement la fillette. Les enfants doivent travailler moins de huit heures par jour et leur travail ne doit pas les empêcher d’aller à l’école. » Le discours est peu assuré, mais les plus grands l’encouragent : ils répètent avec Gissela les fondements du mouvement, en vue de collecter des signatures pour une manifestation le lendemain.

Depuis un an, Gissela s’investit avec les Nnat’s, notamment en diffusant des pétitions. « Notre rôle est de défendre les droits des enfants exploités. Je veux aider le syndicat, pour qu’il soit plus fort. » Plus tard, Gissela aimerait être comme Allisson, la déléguée nationale du mouvement, l’une des adolescentes les plus engagées des Nnat’s.

Allisson, 17 ans, pour la reconnaissance de l’enfant travailleur

Photographie d'une manifestation avec les leaders du syndicat.
Le 20 novembre lors de la journée internationale des droits de l’enfant, Allisson, la déléguée nationale du mouvement des Nnat’s, est à la tête d’une manifestation qui défile dans les rues de Lima jusqu’au congrès national.

En ce 20 novembre, jour de commémoration de la Convention internationale des droits de l’enfant, la courageuse adolescente est à la tête d’un cortège de jeunes manifestants. Ils sont environ 2 000 enfants, venus de tout le Pérou jusqu’à Lima, la capitale, pour faire connaître le mouvement des Nnat’s. Allisson appartient au mouvement depuis 2008. En parallèle, elle vend des gâteaux dans l’entreprise familiale. La jeune fille a débuté aux Nnat’s comme membre de base, à 11 ans. Elle a gravi les échelons du syndicat jusqu’à être élue déléguée nationale par ses pairs. « Mon rôle est de veiller sur les bases syndicales du Pérou, explique-t-elle. Au sein du mouvement, nous apprenons de nombreuses choses. L’une d’elles est de nous identifier en tant qu’enfants travailleurs, parce que quand tu te vois comme travailleur, contribuant aux revenus de la famille, tu te valorises. »

Dans sa ville, Ica, Allisson a intégré les instances municipales et mène des actions concrètes de lutte pour le droit des enfants, comme la création d’un centre pour les enfants et adolescents travailleurs. « Avant tout, nous voulons être reconnus. L’Organisation internationale du travail a investi énormément d’argent pour éradiquer le travail des enfants, alors qu’on aurait pu investir dans la protection du travail infantile. Les Nnat’s ne veulent plus qu’il y ait d’exploitation et réclament que nous soyons protégés par l’État. Notre pays est pauvre et le travail est notre réalité. »

Au Pérou, 28,9 % des jeunes travailleurs sont âgés de 10 à 12 ans. Selon l’Institut de formation pour les éducateurs de jeunes, d’adolescents et d’enfants travailleurs d’Amérique latine et des Caraïbes, dirigé par Alejandro Cussianovich, professeur à l’Université San Marcos de Lima et fondateur du MNNATSOP, l’apport des enfants dans le budget familial est de 18 %, soit 7 % du produit intérieur brut. Les familles peuvent donc difficilement renoncer à cette aide sans nuire à la qualité de leur vie quotidienne.

Allisson en est persuadée, le mouvement des Nnat’s l’a beaucoup aidée. « J’ai appris que j’avais des droits, et pas seulement le droit d’avoir un nom ou d’étudier. J’ai aussi le droit de jouer, d’avoir un travail digne, de bénéficier d’une protection. » Passionnée par son rôle, elle aime partager ses connaissances avec ses amis et sa famille. Plus tard, elle veut entamer des études de droit. « Quand tu connais tes droits, tu exiges qu’ils soient respectés. Adulte, j’aimerais obtenir un poste d’autorité au gouvernement. Mais je ne dois jamais oublier que j’ai appartenu à ce mouvement, que j’ai été une enfant travailleuse et que je dois continuer à appuyer les Nnat’s »

Nieves, la mère de cœur

Quelques jours plus tard, sur une place publique, dans un quartier populaire d’Ica, une dizaine de mères sont rassemblées pour écouter l’intervention des jeunes Nnat’s. Ils expliquent aux mamans attentives leur campagne contre la violence faite aux enfants. Nieves, la cinquantaine, travaille depuis 14 ans à l’Institut de la Commission des droits de l’homme à Ica, au sein du programme Enfance. Elle accompagne les membres des Nnat’s dans toutes leurs manifestations. Ce jour-là, elle anime un atelier pour expliquer aux jeunes mères le concept de travail digne.

Photographie de Nieves.
Nieves, qui travaille au centre de droits de la personne d’Ica, guide et encadre les jeunes activistes membres des Nnat’s.

Depuis les débuts du mouvement, il y a 30 ans, Nieves a constaté l’évolution de la condition des enfants travailleurs dans la société péruvienne. « La fondation du mouvement a été une grande lutte des enfants eux-mêmes, se souvient-elle. En tant qu’adultes, notre rôle est d’être à leurs côtés, de les aider et de les appuyer. Lors de la création du mouvement, nous voulions former de nouveaux leaders capables d’améliorer leurs conditions de vie dans un contexte de pauvreté. »

Les avancées sont nombreuses. Aujourd’hui, il paraît normal de voir les enfants dans les espaces de décision. La Commission des droits de l’homme organise des ateliers afin qu’ils développent leur habileté à s’exprimer et à donner leur opinion dans l’espace public. « La question de l’éradication du travail des enfants est très présente dans la société, poursuit Nieves. Les organisations internationales ne donnent pas de valeur au discours des enfants. Mais pour eux, pouvoir exprimer leur réalité leur permet de se surpasser. Ils peuvent étudier plus sereinement, en pensant à un avenir meilleur pour eux et leur famille. »

Nieves voit des jeunes, tous d’anciens Nnat’s, qui étudient à l’université, qui terminent leurs études et trouvent du travail. « L’organisation a été vitale pour eux, assure-t-elle. Les enfants ont cette capacité de continuer, cette résilience malgré des circonstances chaotiques. »

Le travail des enfants en chiffres

  • Selon Bénédicte Manier, auteure de l’ouvrage Le travail des enfants dans le monde (La Découverte, 2011), il y aurait des associations d’enfants travailleurs dans une quarantaine de pays, mais elles ne rassembleraient qu’une infime minorité d’entre eux. Comme les enfants travailleurs (estimés à 300 millions sur la planète par le Bureau international du travail), les organisations d’enfants travailleurs existent à l’échelle mondiale.
  • Selon l’UNICEF, 33 % des enfants travaillaient au Pérou entre 2002 et 2012, (36 % des filles et 30 % des garçons). En revanche, même si plus de filles travaillaient, elles étaient aussi nombreuses que les garçons à accéder à l’école secondaire, soit 82 %.
  • Vingt millions de travailleuses dans le monde ont moins de 12 ans, et 53 millions sont soumises à des activités dangereuses.

Il faut savoir que l’Organisation internationale du travail (OIT) a créé en 1992 le programme international pour l’abolition du travail des enfants, couramment appelé IPEC (pour International Program on the Elimination of Child Labour). Celui-ci vise à éliminer le travail des enfants dans le monde, en s’attaquant en priorité au travail des filles, des plus jeunes, et des « pires formes de travail des enfants ». L’IPEC réunit par ailleurs les acteurs concernés autour de plans d’action et tente de trouver des solutions économiques avec les employeurs. Dans ses derniers rapports, l’IPEC estime que les efforts engagés à cet effet donnent, depuis quelques années, des résultats très probants.

L’effet le plus néfaste du travail des enfants demeure leur retrait de l’école, « un levier de développement social particulièrement important », comme le souligne Richard Marcoux, démographe de formation et professeur au Département de sociologie de l’Université Laval. À lire en complément d’info, l’entrevue que M. Marcoux a accordée cet automne au magazine Contact.