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Taille plus… mais mince!

À quand des mannequins taille plus qui sont de vraies taille plus?

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De plus en plus de lignes de vêtements se lancent dans le « taille plus ». Paradoxalement, le culte de la minceur étire ses tentacules jusque dans ce créneau, dont les mannequins n’ont parfois de rondes que l’appellation. Un écran de fumée devant une énième illustration de notre obsession du corps parfait?

En mai, la couverture du magazine Elle Québec a fait grand bruit. On y voyait une femme pulpeuse, bien plus en chair que les mannequins auxquelles on nous a habituées depuis des années. Cette femme, c’est Ashley Graham, mannequin vedette de la chaîne de boutiques Addition Elle. Elle n’est pas mince, aucun doute possible, mais est-elle réellement une « taille plus »?

Photographie de Louise Dugas.
« Je ne vous dirai pas le nombre de commentaires que nous avons reçus de lectrices qui n’aiment pas voir des femmes taille plus en couverture. »
 — Louise Dugas, ex-rédactrice en chef du magazine Elle Québec

La question surprend vivement Louise Dugas, qui était rédactrice en chef du mensuel féminin jusqu’à la fin mai. « Je m’excuse, mais je pense que c’est un regard de profane! » répond-elle lorsqu’on lui demande si la nouvelle coqueluche de la mode « forte » représente bien son public cible. « Ashley porte une taille de vêtements 16. J’ai l’impression qu’on tente seulement de trouver quelque chose à redire ici… »

Ashley Graham serait donc une vraie taille plus aux yeux du milieu de la mode. Mais on n’a pas besoin de chercher longtemps pour constater que, même dans l’industrie parallèle des tailles fortes, les rondes n’ont pas la cote…

En décalage

Les photos en ligne du détaillant H&M, dans sa section « grandes tailles », laissent perplexe. Plusieurs des mannequins donnent l’impression de pouvoir magasiner sans problème dans les rayons réguliers. Un choix de la part de H&M qui aurait dérangé certaines consommatrices, à en croire le blogue de mode StyleList Québec. Quel message les femmes visées par ces marques doivent-elles retenir? Qu’elles sont trop rondes pour la mode pour rondes?

« Quand j’ai vu les mannequins de la ligne taille plus chez H&M, j’ai éclaté de rire, lance Mylène, une Montréalaise de 38 ans qui porte habituellement du 18. C’est tellement décalé de ma réalité, de la réalité des filles taille plus que je connais! »

Émilie, enceinte de son quatrième enfant et qui porte du taille plus, est du même avis : « Les mannequins de taille régulière ne sont pas représentatives des femmes dans la moyenne, mais on dirait que pour les mannequins taille plus, c’est encore pire! » Elle souhaiterait que la mode taille plus s’assume mieux, et qu’on ait l’impression que ces mannequins portent des tailles plus grandes que du 12 ans, quitte à ce qu’on voie un peu de leur gras et de leurs bourrelets sur les photos. « Mais on ne veut surtout pas que ça paraisse qu’elles sont mannequins taille plus. Il ne faudrait pas qu’elles ressemblent vraiment à la clientèle visée… » ajoute-t-elle avec une pointe de sarcasme.

L’attrait de l’idéal

Si Émilie et Mylène sont très critiques à l’égard des lignes de vêtements conçues pour leur physionomie, Louise Dugas croit que toutes les femmes ne sont pas prêtes à voir une image fidèle à la réalité. « Je ne vous dirai pas le nombre de commentaires que nous avons reçus de lectrices qui n’aiment pas voir des femmes taille plus en couverture! Ça existe, même si on ne veut pas l’admettre. Et comme féministe, ça me hérisse, mais des femmes nous disent : “Moi, ça ne me fait pas rêver!” Notre regard est conditionné… »

Photographie de Geneviève Rail.
« Je crois qu’autant chez les femmes minces que chez les femmes en rondeurs, on est encore dans un schème de pensée où ce qui est beau est ce qui est plus mince. »
 — Geneviève Rail, professeure et directrice de l’Institut Simone de Beauvoir de l’Université Concordia

L’industrie de la mode taille plus voudrait donc continuer à offrir du « rêve » aux consommatrices? Cet argument revient régulièrement dans le milieu de la mode ou des produits cosmétiques. L’idéal de beauté qui ferait rêver… et vendre. Selon Geneviève Rail, professeure et directrice de l’Institut Simone de Beauvoir de l’Université Concordia, même si on peut penser qu’une industrie s’adressant aux femmes rondes voudra les représenter réalistement, les mentalités changent difficilement. « Je crois qu’autant chez les femmes minces que chez les femmes en rondeurs, on est encore dans un schème de pensée où ce qui est beau est ce qui est plus mince. Et où pour vendre, même à des femmes rondes, on présente des mannequins qui ont l’air le moins “grosses” possible », dit-elle.

Le directeur d’une agence de mannequins taille plus, Ben Barry, faisait pourtant la démonstration contraire dans un article paru il y a deux ans dans Elle Canada, après avoir mené sa propre enquête sur ce qui fait vendre, ou non, dans l’industrie du vêtement. Preuves à l’appui, il affirmait que, chez les femmes à qui l’on avait montré des mannequins leur ressemblant (en taille et en âge), les intentions d’achat augmentaient considérablement.

Photographie de Catherine Senécal
Catherine Senécal, confondatrice de la clinique Change, estime que la prolifération de « fausses » mannequins taille plus boulverserait les repères.

En outre, selon une étude de l’Université Durham, en Grande-Bretagne, présenter plus de mannequins taille plus diminuerait l’obsession des femmes pour la minceur. Attention cependant à la prolifération de « fausses » mannequins taille plus qui, elles, bouleverseraient les repères, selon la psychologue Catherine Senécal, cofondatrice de la clinique Change, qui se spécialise en troubles alimentaires. Elle affirme que catégoriser des femmes qui ont l’air de la moyenne de la population comme des mannequins taille plus « entraînerait des distorsions des perceptions que les femmes ont d’elles-mêmes, autant celles qui habillent des tailles régulières que celles qui habillent du taille plus ».

Ronde, ou « gourmande et sexy »?

Mais la mannequin taille plus n’est pas seulement trop mince en comparaison de son public, elle est aussi sexualisée à outrance, selon Mariette Julien, professeure à l’École supérieure de mode de Montréal de l’UQÀM et auteure de l’essai La mode hypersexualisée (Sisyphe, 2010). « Ce n’est pas la rondeur qui est mise de l’avant, mais le côté sexy de la femme. Il n’y a pas une mannequin taille plus qui n’est pas photographiée de manière extrêmement lascive. »

Photographie de Mariette Julien.
Selon Mariette Julien, professeure à l’École supérieure de mode de Montréal de l’UQÀM et auteure de l’essai La mode hypersexualisée, la mannequin n’est pas seulement trop mince en comparaison de son public, elle est aussi sexualisée à outrance.

La professeure revient sur l’entrevue d’Yves Schaëffner avec Ashley Graham dans le numéro d’Elle Québec. « C’est assez incroyable la manière dont on parle d’elle. On mentionne sans cesse ses lèvres pulpeuses… » En effet, dès les premières lignes de l’article, on peut lire : « Ses yeux, son sourire, ses lèvres (aïe aïe aïe, ses lèvres!)… La mannequin de 26 ans est d’une beauté à donner le torticolis. »

Cette représentation de la femme ronde traduirait une certaine hypocrisie du milieu de la mode, selon la spécialiste de l’UQÀM. On montre une mannequin en rondeurs, soit, mais qui doit être un objet sexuel pour pouvoir être visible. « On triche, au fond, dit Mariette Julien. Si les mannequins rondes n’ont pas la bouche pulpeuse, elles ne passeront pas le test. Elles ont aussi les cheveux longs, elles sont sexy, jeunes; vous n’en verrez pas qui ont un look de femme d’affaires. »

Louise Dugas sait bien que la partie n’est pas gagnée, mais elle croit sincèrement que les images plus réalistes du corps des femmes sont là pour rester. Si les mannequins taille plus ne sont pas conformes à la réalité, il appartient aux femmes visées de se faire entendre, croit-elle — ce qu’elles feraient de plus en plus. « La fille qui porte une taille 22 trouve évidemment les mannequins comme Ashley Graham trop minces, et je la comprends. Elle veut se reconnaître, elle en a le droit, et peut-être qu’un jour on en arrivera là. Mais au moins les femmes ne sont plus aphones : elles s’expriment et critiquent allègrement sur les médias sociaux, ce qui oblige les grandes marques à bouger. »