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Nadia Comaneci : un corps sous haute surveillance

Entretien avec Lola Lafon. Quand le corps féminin est l’objet de toutes les pressions.

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Dans son roman La petite communiste qui ne souriait jamais (Actes Sud), Lola Lafon retrace le fabuleux destin de la gymnaste Nadia Comaneci. Derrière la championne, la star, l’icône des Jeux olympiques de Montréal, c’est l’ancestral contrôle exercé sur le corps féminin qu’elle met en lumière. À l’Est, comme à l’Ouest.

Montréal, juillet 1976. Les milliers de spectateurs réunis au Stade olympique retiennent leur souffle. Une petite fée en justaucorps blanc défie les lois de la gravité, survolant les barres asymétriques, gambadant sur une poutre de 10 cm de large avec autant d’assurance que sur la terre ferme. Elle s’appelle Nadia Comaneci et obtient sept fois la note de 10. Du jamais vu! « She is perfect », titre le magazine Time peu après les Jeux olympiques. Parfaite : 14 ans, 40 kilos, 1,55 mètre. Une enfant parfaite. « Elle a un si petit pouce », murmure un personnage de journaliste dans le roman La petite communiste qui ne souriait jamais, en fixant un gros plan du joli prodige.

Photographie de Lola Lafon.

Lola Lafon a un an quand Nadia séduit la planète avec sa grâce d’ange prépubère. Deux ans plus tard, ses parents s’installent à Bucarest pour enseigner la littérature française à l’université. La Roumanie nage en pleine « Nadiaphilie », la petite gymnaste étant devenue l’icône d’un système générateur de championnes, propagande tonique d’un régime à la gloire ostentatoire.

Dans son quatrième roman (après Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, en 2011), l’écrivaine française retrace avec virtuosité le parcours de cette athlète exceptionnelle, de 1969 à 1990, de son enfance à sa fuite aux États-Unis, dans des conditions aussi nébuleuses que difficiles. « Ce livre cristallise les thèmes et les obsessions qui habitent mes autres romans », confie-t-elle en entrevue. Et plus particulièrement : le corps féminin et le contrôle dont ce corps — ses formes et ses fluides — a fait l’objet au fil des siècles et dans toutes les cultures.

L’ange déchu

Scrutée par les médias du monde entier, Nadia Comaneci se devait de demeurer parfaite. Mais même les longues heures de travail, le manque de sommeil, les exercices inhumains inlassablement répétés et le régime de famine auxquels la soumet son entraîneur hongrois Béla Károlyi ne peuvent rien contre les lois de la biologie. Quelques années après les Jeux olympiques de Montréal, la « poupée martiale » du gouvernement de Nicolae Ceausescu est devenue une femme. « Le triomphe de Nadia Comaneci à Montréal relevait de l’adoration pédophile, dit Lola Lafon. Mais elle a vécu ce que vivent toutes les femmes, à la puissance 10. Elle a été jugée, évaluée, notée, et quand son corps n’a plus correspondu aux critères désirés, elle a été jetée. »

Adulée au faîte de sa gloire, élastique et minuscule dans son vêtement ajusté, Nadia est chassée du paradis quand son corps devient impur et encombrant. Lola Lafon rappelle les horreurs qui ont été écrites sur la gymnaste quelques années après le miracle de Montréal, précisant que « les journalistes sportifs étaient tous des hommes à l’époque ». En juillet 1980, après sa performance pourtant plus qu’honorable aux JO de Moscou (l’or à la poutre et au sol et une deuxième place au concours général), l’éditorialiste du journal britannique The Guardian écrit : « Aujourd’hui, la Nadia, elle a dix-huit ans, elle porte un soutien-gorge et doit se raser les aisselles. » D’autres, en France notamment, renchérissent : « La petite fille s’est muée en femme et la magie est tombée », « De grande gamine, elle est devenue femme. Verdict : le charme est rompu. »

L’ingérence roumaine

Critiquée par les médias, la gymnaste doit aussi se cacher de son propre clan. Dans l’équipe roumaine, la puberté est un mal sournois qui ramollit les chairs et qu’il faut combattre coûte que coûte. « [Ce] qu’il faut comme temps, maintenant, pour tenter de garder sa Maladie secrète encore : ces protections épaisses qui alourdissent ses culottes, qu’elle cache, entre le mur et les étagères de sa chambre où sont rangées ses poupées, ses coupes et ses médailles, des amas de tissus et de coton tachés », écrit la narratrice du roman. Ou encore : « Sa sueur aussi semble s’être alourdie, le soir, elle renifle ses aisselles, stupéfaite d’y retrouver l’aigreur tenace qui imprègne la blouse de sa mère. »

La Roumanie de l’époque n’était cependant pas avare de contradictions. Car si les athlètes de haut niveau devaient dissimuler leurs attributs féminins, les femmes « ordinaires », elles, étaient des machines à enfanter. On surveillait leur capacité reproductive pour mieux en maximiser le potentiel. « Le corps féminin appartient toujours à des pouvoirs », regrette Lola Lafon. Elle rappelle que Ceausescu avait instauré, par décret, une « police des menstruations » qui obligeait les femmes de 18 à 40 ans à « se soumettre à des examens gynécologiques mensuels sur leurs lieux de travail pour détecter une éventuelle grossesse ». Quand la nourriture a commencé à être rationnée, les femmes se sont montrées moins enclines à procréer. On encourageait le peuple à dénoncer les femmes qui tentaient de mettre fin à leur grossesse et celles qui essayaient de se faire avorter étaient emprisonnées car, mentionnait le décret, « avoir et élever des enfants est le plus noble devoir patriotique »!

À l’Ouest, rien de nouveau…

Critique à l’égard des pays de l’Est, Lola Lafon n’est guère plus tendre envers l’Ouest qu’elle a découvert à l’âge de 12 ans, quand ses parents sont rentrés en France. « À mon retour, j’ai été très choquée par la violence faite au corps des femmes dans les médias, dans la publicité, partout : un corps exposé, exploité, marchandé, dénudé. Cette violence-là n’existait pas en Roumanie », relate-t-elle.

À l’Est, les diktats étaient imposés par des régimes politiques voulant faire du corps un objet de propagande ou une usine à bébés. À l’Ouest, estime Lola Lafon, les contraintes sont tout aussi puissantes, mais plus insidieuses. Dictés par les lois du commerce, de l’esthétique, de la publicité ou des médias, les canons de la beauté occidentale vouent les fillettes à l’anorexie et les femmes mûres à l’effacement. Est-ce plus souhaitable?

Page couverture du livre.
Lola Lafon, La petite communiste qui ne souriait jamais, Actes Sud, 2014, 320 p.