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Le corps du débat

Trois sociologues se penchent sur la question du corps des femmes. Avancées ou reculs?

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Depuis toujours, le corps — plus particulièrement celui des femmes — a été au cœur d’enjeux de pouvoir. En 2014, les choses n’ont pas tellement changé. Regards de sociologues sur la question.

Trop gros, trop mince, trop vieux, trop ou pas assez couvert, imparfait, ou simplement différent de l’idéal dressé par la société occidentale. Le corps — surtout celui des femmes — est une source intarissable de conflits, d’attentes, d’obsessions et de contraintes. Et ce, malgré les avancées majeures, dont celles qu’ont permises les luttes féministes. Pourquoi, encore aujourd’hui, le corps fait-il autant débat?

Mon corps, c’est moi

Le sociologue français David Le Breton rappelle que le corps a toujours été l’objet d’enjeux sociaux importants. Mais depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, il constate la montée en puissance d’un phénomène qu’il appelle la « fétichisation du corps ». « Le corps prend une place grandissante dans l’image de soi et dans la manière dont on est perçu par les autres. En témoignent les vogues mondiales du tatouage et du piercing. Tout ce qui a trait à l’apparence corporelle a désormais une importance majeure », affirme-t-il.

Photographie de David LeBreton.
«  […] ce qui est très étonnant, c’est que le féminin et le masculin continuent d’avoir des statuts différents. L’homme a un corps, alors que la femme est un corps. »
 — David Le Breton, sociologue français

Selon lui, l’individualisme serait au cœur de cette évolution. « Nous vivons de moins en moins entre nous, le sentiment d’appartenance à une classe sociale diminue constamment. En contrepartie, nous voyons émerger une figure de l’individu, celle de l’homme ou de la femme, qui va revendiquer le droit de vivre selon ses choix et ses valeurs. »

Dans ce processus, le corps occupe une place centrale, car il devient un lieu de souveraineté personnelle. Une sorte d’accessoire malléable et personnalisable. « Nous avons un “corps matière première” qui se façonne et se bricole. À tel point qu’il est possible de changer de sexe. On constate une infinie liberté des individus par rapport à leur corps, qui doit être le plus singulier possible, comme une œuvre personnelle », relate l’auteur de nombreux écrits sur la question.

Ainsi, plus l’individualisme sera prégnant dans nos sociétés, plus la volonté de faire du corps une sorte de porte-parole de soi s’imposera. « Le regard est la première forme de reconnaissance. On veut être reconnu, que ce soit par la provocation ou la séduction, et susciter le regard pour avoir le sentiment d’exister », analyse le chercheur.

Alors que le corps peut être source de liberté pour certains, il semble que celui de la femme reste pris dans les contraintes stéréotypées de la beauté, de la séduction et de la jeunesse. « Avec l’avancée de la mouvance gaie, lesbienne ou même transgenre et l’évolution du statut de la femme et de l’homme, nos sociétés sont davantage ouvertes, explique David Le Breton. Mais ce qui est très étonnant, c’est que le féminin et le masculin continuent d’avoir des statuts différents. L’homme a un corps, alors que la femme est un corps. L’homme sera jugé sur sa réussite professionnelle et ses réalisations, tandis que la femme demeure sous la tyrannie de l’apparence et de la séduction. D’une certaine manière, elle ne vaut que ce que vaut son corps », note-t-il en précisant que le marketing joue un grand rôle dans la construction de cette image tyrannique, « dont les adolescentes sont les principales victimes ».

Le retour de la femme-objet

Francine Descarries, sociologue et directrice du Réseau québécois en études féministes, s’étonne de ce retour de l’exploitation de l’image corporelle féminine dans la publicité. « Nous voyons resurgir une culture du paraître où les femmes sont des objets, qui avait pratiquement disparu dans les années 1990. C’est un retour de la banalisation du corps féminin », affirme-t-elle en dressant un constat d’échec. « Nous n’avons pas réussi à faire comprendre aux jeunes femmes qu’elles ne sont pas uniquement un corps à regarder. »

Photographie de Francine Descarries.
« Nous n’avons pas réussi à faire comprendre aux jeunes femmes qu’elles ne sont pas uniquement un corps à regarder. »
 — Francine Descarries, sociologue et directrice du Réseau québécois en études féministes

Pourtant, il y a eu des gains réels au Québec. « Nous avons pu convaincre les hommes que leur manière de regarder les femmes n’était pas adéquate. Nous avons aussi gagné une certaine autonomie », note-t-elle.

Mais alors, pourquoi ce retour en arrière? Francine Descarries l’explique par l’illusion de l’égalité-déjà-là soutenue par le féminisme individualiste. « Actuellement, au sein du féminisme, le corps est un point de polarisation des prises de position. Il y a trois grands types de féminisme : le féminisme individualiste (le girl power), le féminisme solidaire, qui veut que toutes les femmes obtiennent l’égalité, et un féminisme postmoderne qui voit le corps dans un rapport sexuel [et où les catégories de genre homme et femme peuvent être dépassées par d’autres formes d’identités]. Alors que le féminisme solidaire continue de déplorer l’utilisation du corps des femmes sous toutes ses formes, les féministes individualistes, en invoquant la liberté de choix, estiment que leur corps leur appartient et qu’elles en font ce qu’elles veulent. Malheureusement, cela ne se fait plus dans une réflexion féministe, mais individualiste », déplore-t-elle.

Ainsi, les femmes contribuent elles aussi à la banalisation du corps féminin, et sous certaines formes qui véhiculent des images sexistes, comme la pornographie ou la prostitution. « En utilisant leur corps, les femmes pensent qu’elles vont attirer l’attention. Elles ont raison, mais là où elles se trompent, c’est lorsqu’elles croient que cela va leur donner du pouvoir », prévient la militante.

Disponibles et dans la norme

En France, un retour en arrière semble aussi s’opérer. La sociologue Christine Détrez, qui a travaillé sur la construction sociale du corps, constate la recrudescence d’un discours paradoxal. « Les médias véhiculent l’idée qu’il faut être soi-même. Mais en même temps, et ce n’est jamais mentionné, il faut rentrer dans la norme. Ainsi, quand une chanteuse enrobée gagne une émission de téléréalité, on la voit deux ans plus tard avec 20 kilos en moins. C’est complètement pernicieux », dit-elle.

Selon la chercheuse, le corps est devenu un objet de commerce pour vendre des crèmes, des vêtements, des voitures et même des jouets. « Très jeunes, les filles sont socialisées à être jolies et minces. Et si elles ne correspondent pas aux normes, elles se le font rappeler dans la cour d’école, un espace de sanction de ceux qui transgressent les normes. »

Elle constate également un phénomène plus récent lié à l’agressivité dans la rue. « Les jeunes femmes se font interpeller sans cesse et toucher par des hommes. Leur corps est considéré comme disponible, rapporte Christine Détrez. Depuis, plusieurs écoles interdisent le port de certains vêtements (hauts à bretelles étroites, shorts, jupes courtes…), même pour les petites filles. Alors qu’on ne remet pas en question le comportement des garçons. C’est très grave. »

La professeure de sociologie estime que tant que des rapports de pouvoir régiront nos sociétés, il sera difficile de changer les choses, car le corps est l’endroit où ces rapports peuvent être naturalisés et concrètement exprimés. « C’est avec l’éducation au genre, et plus particulièrement aux stéréotypes du masculin et du féminin auprès des plus petits qu’il y a un espoir d’évolution. »

Francine Descarries ne perd pas non plus espoir de voir les choses s’améliorer. « Une révolution ne se fait pas en deux décennies, cela se travaille sur plusieurs générations. Les femmes ont fait beaucoup de progrès, et le mouvement des femmes au Québec est encore très puissant. Mais les pas à franchir sont plus difficiles, car plus subtils. Tout le monde ne voit pas qu’une publicité montrant un corps de femme est sexiste », estime-t-elle avant de conclure : « Il faut retrouver l’indignation, car avec elle, on fait avancer les causes. »