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Le féminisme, modèle masculin?

Annie Cloutier et Martine Delvaux discutent maternité et féminisme. Place au débat!

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Depuis que Simone de Beauvoir a enjoint aux femmes d’acquérir leur indépendance, on croyait que toutes répondraient à son invitation. Mais des voix réclament le droit de voir les choses autrement. Dans Aimer, materner, jubiler (VLB éditeur, 2014), Annie Cloutier dénonce ce qu’elle appelle le dogme féministe qui, dit-elle, prescrit aux femmes de travailler contre rémunération pour obtenir une légitimité sociale. Martine Delvaux, auteure de l’essai Les filles en série (Les éditions du remue-ménage, 2013), s’oppose à la vision de Cloutier. Nous les avons réunies pour une discussion fertile au sujet de la maternité et de l’indépendance des femmes.

Les propos d’Annie Cloutier ont de quoi faire bondir bien des féministes, quand elle leur reproche, dans Aimer, materner, jubiler, d’être dogmatiques sur la question du travail. « Depuis [les années 1970], écrit-elle, le travail est […] présenté comme le principal lieu de l’autonomie, du bien-être et de la réalisation des femmes. » Selon cette sociologue et heureuse mère « à la maison », le féminisme courant (qu’elle décrit comme celui que véhiculent les institutions et principaux groupes de femmes au Québec) fait erreur en prenant pour modèle le rôle masculin. « D’après cette vision, précise-t-elle lors de la discussion avec Martine Delvaux, les femmes doivent aspirer à une carrière tout comme les hommes, obtenir les mêmes revenus, le même pouvoir, la même vie à l’extérieur du foyer. Je trouve que le féminisme joue le jeu du néolibéralisme en valorisant la consommation, la performance et la compétition. »

Photographie d'Annie Cloutier.

« […] ce n’est pas parce qu’on divise les tâches qu’elles doivent être “hiérarchisées”. Je pense qu’au 21e siècle, on peut parler du féminin et du masculin comme étant différents sans pour autant que l’un soit supérieur à l’autre. »

— Annie Cloutier, auteure de Aimer, materner, jubiler

Martine Delvaux reconnaît que la société accorde trop de place aux valeurs néolibérales. Mais, ajoute-t-elle, le travail n’est pas près de disparaître. Il faut bien vivre! Or, on peut aussi s’épanouir en travaillant. La professeure de littérature à l’UQÀM illustre son propos par sa propre situation, qui ressemble à celle de milliers de gens qui ont des passions qui « paient » peu, et qui se résignent à pratiquer en parallèle un métier rémunérateur. « Le plus épanouissant pour moi, confie-t-elle, c’est l’écriture, mais ça ne me ferait pas gagner ma vie, et ça ne ferait pas vivre mon enfant. J’ai donc choisi un travail qui me permet de vivre, tout en étant au plus proche de ce que j’aime et de l’écriture. J’ai une vie de famille, je travaille aussi beaucoup, et… oui, je suis un peu fatiguée! Mais je préfère cela à ne pas être épanouie comme auteure et comme mère. »

L’autonomie à tout prix?

Martine Delvaux dit avoir beaucoup réfléchi à ces questions. « Ma mère nous a souvent répété comme un dogme, à ma sœur et moi, que nous devions avoir les moyens de quitter un homme que nous n’aimions plus, et d’être autonomes. Pour moi, c’est une valeur importante. » Mais elle ne condamne pas les femmes qui font d’autres choix. « Pourtant, plaide Annie Cloutier, les femmes reçoivent le message qu’il faut suivre ce modèle pour jouir d’un statut social : obtenir ses propres revenus, et surtout ne pas les mettre en commun avec ceux de son conjoint. »

Photographie de Martine Delvaux.

« Les tâches domestiques, ça se partage, et les hommes peuvent aussi trouver un bien-être à s’occuper de leur maisonnée, de leurs enfants. Ce n’est pas inné pour les femmes de se dévouer. »

— Martine Delvaux, auteure de Les filles en série

La sociologue relate d’ailleurs dans son livre l’histoire étonnante d’une femme atteinte du cancer qui a remboursé à son conjoint les sommes qu’il avait payées pour compenser son impossibilité à elle de travailler. « Elle l’a remercié de veiller à la préservation de son autonomie et, sa chimiothérapie terminée, l’a dûment remboursé. » Ce genre d’exemple donne l’occasion à Annie Cloutier de plaider pour d’autres valeurs, comme « le don de soi, l’entraide, ce qui est fait au sein de la famille, une institution où il est d’ailleurs possible d’exercer un pouvoir : celui d’éduquer, de choisir ce qu’on achète, d’incarner des valeurs et un mode de vie différents, moins prestigieux que le pouvoir de faire de l’argent, mais aussi importants. »

C’est vrai que se soucier des autres est déprécié de façon générale, croit Martine Delvaux. « Mais je procéderais autrement pour faire reconnaître les valeurs de soin. Il faut que les femmes investissent la cité pour que ça change, non qu’elles retournent au foyer, sinon rien ne bougera. » Si, soutient-elle, l’un des membres du couple exprime clairement le souhait de rester à la maison, il n’y a aucun problème. Mais si l’on doit changer quelque chose, c’est dans la sphère publique : pour obtenir de meilleures politiques familiales, ouvrir des garderies en milieu de travail, etc. « Les tâches domestiques, poursuit-elle, ça se partage, et les hommes peuvent aussi trouver un bien-être à s’occuper de leur maisonnée, de leurs enfants. Ce n’est pas inné pour les femmes de se dévouer. »

« Ce n’est pas ce que je pense non plus, précise Annie Cloutier. Les sociétés ont toujours fonctionné avec le partage des tâches, pour des raisons d’efficacité et, bien sûr, de domination, je ne le nie pas. Mais ce n’est pas parce qu’on divise les tâches qu’elles doivent être “hiérarchisées”. Je pense qu’au 21e siècle, on peut parler du féminin et du masculin comme étant différents sans pour autant que l’un soit supérieur à l’autre. »

La clé : s’éduquer

Quoi qu’on en dise, le système patriarcal traditionnel a formaté nos idées et nos valeurs, et le masculin est encore vu comme supérieur. D’ailleurs, ce n’est pas aux hommes qu’on reproche de quitter le foyer après un mois de congé de paternité pour retourner travailler… Les enfants, est-ce exclusivement aux mères de s’en occuper? Ce n’est pas tout à fait ce que dit Annie Cloutier, qui revendique toutefois le droit de régner sur le foyer avec fierté, et d’aimer le rôle de mère. « Mais tu laisses entendre dans ton livre que le féminisme ne s’est pas préoccupé de la maternité, objecte Martine Delvaux à l’auteure d’Aimer, materner, jubiler. Or c’est faux, les mères sont partout! » Dans les médias, la publicité, mais surtout au cœur de l’élaboration de politiques comme la loi sur le patrimoine familial, qui permet aux femmes de ne pas rester sans le sou après une séparation.

Voilà un sujet sur lequel les deux auteures s’entendent : elles enjoignent aux femmes de se protéger et de s’éduquer avant d’avoir des enfants, tout comme elles estiment essentiel de signer des contrats de mariage ou en union de fait, qui assurent un partage équitable des biens. « Les mères monoparentales sont les plus fragiles, estime Martine Delvaux. Le modèle de mère au foyer [NDLR : dont le conjoint gagne un revenu suffisant pour toute la famille] dont tu parles dans ton livre, Annie, n’est pas le plus courant. Les femmes connaissent des situations précaires : qu’elles soient monoparentales, de retour au travail après des années à s’occuper des enfants, ou encore vieillissantes, elles sont toujours plus pauvres que les hommes. »

L’auteure des Filles en série cite une étude américaine sur ce sujet (A Woman’s Nation Pushes Back from the Brink), qui souligne l’importance pour les femmes de s’éduquer, mais aussi d’apprendre à gérer leurs finances, de voter et d’être des consommatrices averties, dans le but d’être autonomes. Annie Cloutier, elle, remet en question cette notion d’autonomie. « Nous sommes tous dépendants de quelqu’un. Si ce n’est pas d’un conjoint, ce sera peut-être de l’État? »

Le débat reste ouvert…