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Prostituées et proxénètes : opération libération

L’emprise des proxénètes et la peur des prostituées

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Violence, intimidation, contrôle des revenus, dénigrement : les prostituées en bavent dans leur relation avec leur proxénète. Ont-elles avantage à porter plainte ou à témoigner contre leur souteneur? La criminologue Karine Damphousse s’est aventurée en terrain peu exploré pour en avoir le cœur net.

« Il s’en est pris au chat en sachant très bien ce que ça allait me faire […] Y’a pris une heure et demie à le tuer c’te chat-là. Pis devant moi là, pis y fallait que je le regarde, pis y fallait que je le ramasse pis que j’aille le jeter [trémolo dans la voix]. Pis ça a toujours été : ça c’est ce qui va arriver à ta famille si tu parles ou si tu t’en vas. […] » C’est Jennie (prénom fictif), 24 ans, qui raconte cette horrible histoire. Jennie est l’une des 10 prostituées de 18 à 35 ans avec qui la criminologue Karine Damphousse s’est entretenue pour son mémoire de maîtrise, Jeunes femmes portant plainte ou témoignant contre leurs proxénètes : leur expérience au sein du processus pénal québécois (Université de Montréal, 2012). Un mémoire qui nous met le nez dans une dure réalité, celle des pénibles relations entre les prostituées et leur souteneur. Mais qui nous montre aussi le courage dont elles sont capables en témoignant ou en portant plainte contre lui. Discussion avec l’auteure, qui travaille au CAVAC (Centre d’aide aux victimes d’actes criminels) de Montréal depuis 2003.

Gazette des femmes : Il existe très peu d’études sur les relations entre les prostituées et leur proxénète. Pourquoi, selon vous?

Karine Damphousse : Stigmatisées, marginalisées, les prostituées sont difficiles à rejoindre. La phase terrain de mon étude m’a pris un an! Beaucoup de femmes ne se sont pas présentées aux rendez-vous prévus. Au départ, je voulais en rencontrer 20, et je suis parvenue à 10 de peine et de misère.

Que souhaitiez-vous vérifier avec votre étude?

Je voulais savoir comment les principales intéressées perçoivent leur relation avec leur proxénète, et non ce que les experts en pensent. Je voulais aussi évaluer l’impact des procédures pénales sur leur vie. Est-ce que ça vaut la peine, pour elles, de s’engager dans ce processus?

Comme les femmes victimes de violence conjugale avec leur conjoint, les prostituées hésitent à porter plainte contre leur souteneur. Quels sont les principaux freins?

Comme les proxénètes ont une grande emprise sur elles, entre autres par la violence et la manipulation, elles ont peur des représailles. Elles craignent aussi que, si elles dévoilent leurs activités, leurs amis et leur famille apprennent ce qu’elles font; elles veulent préserver leur moralité. En outre, un certain manque de maturité les empêche souvent de réaliser les torts qu’elles subissent. Certaines ont également vécu des expériences difficiles et dégradantes avec les policiers, donc elles ne sont pas portées à se tourner vers eux.

En quoi la nature de la relation avec le proxénète (amoureuse ou professionnelle) a-t-elle une incidence sur la décision d’entamer des procédures pénales?

Quand les femmes sont en couple avec le proxénète, c’est plus difficile pour elles de témoigner ou de porter plainte contre lui. C’est d’ailleurs l’apport majeur de mon étude dans le domaine de la criminologie. Celles qui considèrent le souteneur comme un collègue s’aperçoivent plus vite de la manipulation dont elles sont victimes, et vont essayer de mettre un terme à la relation plus rapidement. Le sentiment amoureux neutralise la tentative d’autonomisation des jeunes femmes. Et du coup, elles sont plus vulnérables à la manipulation et à la violence.

Qu’est-ce qui aide les prostituées à prendre conscience de la gravité de leur situation?

Des discussions avec leurs proches peuvent y contribuer, mais la plupart de ces jeunes femmes ont très peu de contacts avec leur entourage : l’isolement est une tactique de contrôle des proxénètes. S’éloigner du souteneur donne aussi un bon coup de main, car ça minimise son emprise.

Qu’est-ce que les femmes qui s’engagent dans des procédures judiciaires espèrent en retirer?

Elles souhaitent d’abord et avant tout couper les liens avec le proxénète. Mais aller en cour n’est pas leur premier choix; elles ont généralement essayé de mettre un terme à la relation autrement, sans succès. Elles espèrent aussi profiter de la protection que leur offrira la détention préventive du souteneur pour réorganiser leur vie. Certaines affirment également vouloir protéger d’autres jeunes femmes en empêchant leur proxénète de sévir à nouveau.

Vous dites dans votre étude que plusieurs craignent de ne pas être crues par le juge. Pourquoi?

Leur proxénète les a tellement dénigrées, par de la violence psychologique et verbale, qu’elles se sentent comme des moins que rien. En outre, elles sont habituées à être déconsidérées socialement, en raison de leurs activités. Et plusieurs se blâment elles-mêmes, ressentent beaucoup de culpabilité.

En général, sont-elles satisfaites de leur expérience pénale?

Oui. Pour les 10 jeunes femmes que j’ai rencontrées, le résultat espéré a été atteint : elles n’ont plus jamais eu de contacts avec leur proxénète après le verdict. Et leur perception d’elles-mêmes s’est améliorée : elles se sentent plus en contrôle. Toutes ont mentionné que si c’était à recommencer, elles appelleraient la police beaucoup plus tôt.

Toutes ont cependant continué de se prostituer pendant un certain temps. Pourquoi est-ce si difficile pour elles de se sortir de ce milieu?

Elles sont dépossédées. Elles n’ont pas d’argent, mais doivent payer leur appartement, leur épicerie. Et souvent, aussi, les dettes du proxénète. L’une des jeunes femmes à qui j’ai parlé avait des condos à son nom, ainsi qu’une Maserati [NDLR : une luxueuse voiture de sport italienne]. Ce n’est pas elle qui en profitait, mais elle devait continuer de faire les paiements pour que sa cote de crédit n’en souffre pas.

Que retenez-vous de ces femmes?

Leur grand courage! Elles étaient isolées, avaient une peur bleue de cet individu, voire craignaient pour leur vie, mais elles ont collaboré avec les policiers et les procureurs malgré tout. Ce qui est triste, c’est que celles qui étaient amoureuses de leur proxénète se sentent trahies. Elles ont honte de s’être laissé manipuler émotionnellement. Ça va leur prendre des années avant de refaire confiance à un homme. Ça ressemble beaucoup à la dynamique de la violence conjugale, au fond.

Des nouvelles de C-452

En octobre 2012, l’ex-députée bloquiste Maria Mourani, qui siège maintenant comme indépendante, a déposé le projet de loi C-452. Son objectif : modifier le Code criminel concernant l’exploitation et la traite des personnes. Le projet de loi propose entre autres que les individus reconnus coupables de proxénétisme puissent encourir des peines consécutives, et que le fardeau de la preuve leur revienne. Dans ce cas, ce serait à l’accusé de prouver qu’il ne vit pas de l’exploitation d’une autre personne; la victime ne serait pas obligée de témoigner. Le projet de loi prévoit aussi que les revenus tirés de la traite des personnes soient confisqués aux coupables.

C-452 fait son bout de chemin. Après avoir été adopté à l’unanimité par la Chambre des communes en juin 2013, il est maintenant entre les mains du Sénat. À la séance du 4 février dernier, l’honorable Pierre-Hugues Boisvenu a proposé sa deuxième lecture. Reste à voir s’il parviendra aux étapes de l’étude en comité, du rapport puis de la troisième lecture, avant d’être finalement adopté en bonne et due forme.

Grande réforme

Un projet de loi du gouvernement fédéral sur la prostitution a été déposé le 4 juin dernier. Celui-ci criminalise l’achat de services sexuels en proposant de cibler les clients et les proxénètes plutôt que les personnes prostituées. Le Canada s’inspire ainsi du modèle suédois, mais sans aller aussi loin dans la décriminalisation des personnes prostituées, considérées en Suède comme des victimes de la violence des hommes comme groupe. Le gouvernement fédéral reconnaît que la prostitution n’est pas un choix pour la vaste majorité des personnes prostituées, mais une forme d’exploitation à l’égard des femmes et une atteinte à la dignité humaine, comme le Conseil du statut de la femme le documentait dans son avis La prostitution, il est temps d’agir paru en 2012.