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Au nom du père

Le nom de famille composé, enjeu féministe ou voué à disparaître?

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Les Béliveau-Turmel, Desjardins-Turcotte et Girouard-Moisan sont-ils en voie d’extinction? On dirait bien : au Québec, le nom paternel unique est revenu en force, après une légère baisse de popularité durant les années 1990. Faut-il y voir le recul d’une cause féministe, ou le simple signe que les jeunes mères ont d’autres chats à fouetter?

1981. Dans la foulée de la réforme du droit de la famille, le nouveau Code civil du Québec autorise les parents à choisir le nom de famille de leur enfant. Auparavant, seul celui du père était donné. Le nouvel article du Code civil stipule que « l’enfant reçoit, au choix de ses père et mère, un ou plusieurs prénoms, ainsi que le nom de famille de l’un d’eux ou un nom composé d’au plus deux parties provenant du nom de famille de ses père et mère ». Il faut dire qu’avec la réforme entre aussi en vigueur l’interdiction pour les femmes de prendre le nom de leur mari après leur mariage.

Dans le mémoire qu’il a déposé, avant ces changements légaux, pour faire valoir l’importance du nom de la mère, le Conseil du statut de la femme souligne d’ailleurs que le mot patronyme, alors couramment utilisé, est sexiste. L’expression nom de famille est depuis entrée dans les mœurs comme dans le Code civil.

Un feu de paille?

Pouvoir donner son nom de famille à son enfant était l’un des combats féministes des années 1970. Mais aujourd’hui, seulement 10 % des poupons reçoivent un nom double. La question n’est visiblement plus capitale pour la majorité des familles québécoises. Pourquoi?

« Le changement des habitudes dans le choix du nom a été très rapide, écrit le démographe Louis Duchesne en 1998. En 1976, très peu d’enfants (0,3 %) reçoivent un nom double et en 1980, un peu moins de 2 %. [NDLR : Si quelques parents donnent déjà un double nom avant 1981, seul le premier des deux a une valeur légale.] En 1985, la proportion est déjà de 14 %, et elle atteint son maximum en 1992, 10 ans après l’adoption du nouveau Code, avec 24 %. » Le nom de famille composé ne récoltera jamais l’adhésion de plus du quart des familles. Depuis, sa popularité a diminué pour atteindre 13 %, selon les données de 2004 de l’Institut de la statistique du Québec (aucun chiffre plus récent n’est disponible).

Un sondage sans prétention scientifique, réalisé récemment sur un réseau social, semble confirmer la perte de vitesse du nom à penture. Sur les 66 mères qui y ont répondu, seulement 5 avaient donné à leurs enfants un nom composé (7,5 %); 2 leur avaient donné leur nom uniquement, et 4 avaient choisi le nom de la mère pour les filles et celui du père pour les garçons. En grande majorité, dans 55 cas (83 %), c’est le nom du père qui apparaît sur l’acte de naissance. Notons cependant que dans ces 55 familles, 6 ont inscrit le nom de famille de la mère comme deuxième prénom de l’enfant dans son acte de naissance.

« Pour [mon conjoint], j’ai eu la chance de porter nos enfants et de les mettre au monde, donc le privilège du nom de famille lui revient. Une façon de s’approprier ses enfants! » écrit une des mères interrogées. « Pour moi, [les noms composés], c’est surtout une mode féministe qui ne durera pas dans le temps; je n’ai pas besoin d’être reconnue comme la mère en donnant mon nom de famille [à mon enfant] », écrit une autre. Ou encore : « Comme femme, j’ai le privilège de porter les enfants, je trouve que ça va de soi que mon homme ait sa partie juste à lui… »

Le trait d’union de l’égalité

Pour la présidente du Conseil du statut de la femme, Julie Miville-Dechêne (dont le nom composé est l’héritage unique de son père), on écarte peut-être trop facilement l’aspect symbolique du nom de famille, par exemple lorsqu’on déclare le nom composé « trop compliqué ». « Je trouve que c’est un piètre argument. Il n’y a pas de raison pour qu’un nom domine l’autre. Ça donne l’impression que l’un des deux noms est plus important. »

Photographie de Julie Miville-Dechêne.
« [Déclarer le nom composé « trop compliqué »] est un piètre argument. Il n’y a pas de raison pour qu’un nom domine l’autre. Ça donne l’impression que l’un des deux noms est plus important. »
 — Julie Miville-Dechêne, présidente du Conseil du statut de la femme

D’ailleurs, si le trait d’union est si encombrant, pourquoi le nom unique de la mère n’a-t-il jamais connu une plus grande popularité? s’interroge Mme Miville-Dechêne. « Pourquoi est-ce le nom du père qui resurgit dans 87 % des cas? Si c’était juste une question pratique, on pourrait croire que les parents donneraient l’un ou l’autre nom de manière égale. »

Sans grande surprise, ses deux enfants, âgés de 13 et 15 ans, portent une partie de son nom de famille et celui de leur père.

Revenir à la tradition

Photographie de Denyse Côté.
Si Denyse Côté, professeure titulaire au Département de travail social et des sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais, perçoit la transmission du nom de famille comme un enjeu féministe, elle refuse néanmoins de blâmer les jeunes mères d’aujourd’hui.

Pour Denyse Côté, professeure titulaire au Département de travail social et des sciences sociales de l’Université du Québec en Outaouais, il ne faut pas conclure trop rapidement que le choix du nom de l’enfant traduit l’état de la famille ou les valeurs égalitaires qui y prévalent. « Nous avons au Québec une tradition de famille patriarcale. Cela ne se reflète pas nécessairement dans les valeurs, mais c’est ancré dans les clichés. Et si la loi infléchit la culture, si elle peut lui donner une tendance, elle ne peut pas la changer complètement. »

La féministe, qui s’est battue dans les années 1970 pour gagner le droit de transmettre son nom de famille à ses enfants, ajoute : « Peut-être que les mères ne donnent pas leur nom à leurs enfants, mais le taux de pères québécois qui prennent leur congé parental est l’un des plus élevés au monde. On ne peut jamais vraiment prévoir comment les changements sociaux évolueront. »

Rachel Chagnon, professeure au Département de sciences juridiques de l’UQÀM, croit qu’en accordant aux parents la liberté de combiner leurs noms de famille, on a peut-être échoué à faire adhérer la population au nom de famille maternel. « Il n’y a pas de parti pris clair, pas de consensus. Quand les jeunes à nom composé ont été en âge de faire des enfants et qu’ils ont dû choisir parmi leurs quatre noms, ils se sont dit que ce serait plus simple de revenir au nom du père, parce que c’est ce qu’ils connaissent. » Autrement dit, on a un peu refilé le problème à la génération suivante, puisque deux parents au nom composé doivent sacrifier des noms, l’État civil n’en permettant qu’un maximum de deux.

Préoccupations en évolution

Continuer massivement à choisir le nom du père illustre la force des stéréotypes, selon Julie Miville-Dechêne. « Ça signifie que le stéréotype de l’homme “plus important” ou de l’importance de sa filiation est encore très ancré. Malgré une réforme légale, les mentalités changent très lentement. »

Si Denyse Côté perçoit la transmission du nom de famille comme un enjeu féministe, elle refuse néanmoins de blâmer les jeunes mères d’aujourd’hui. « Qui suis-je pour dire à une femme qu’elle doit livrer cette bataille? Elle en a peut-être d’autres à mener. »

Photographie de Rachel Chagnon.
« On a un peu refilé le problème à la génération suivante, puisque deux parents au nom composé doivent sacrifier des noms, l’État civil n’en permettant qu’un maximum de deux. »
 — Rachel Chagnon, professeure au Département de sciences juridiques de l’UQÀM

Rachel Chagnon voit les choses plutôt positivement, puisque selon elle, le changement social ne se mesure pas de manière linéaire. « Cette idée qu’on est toujours en train d’avancer vers quelque chose n’est pas une perception réaliste de la manière dont les changements s’opèrent. On ne peut pas mener tous les combats en même temps. Parfois on fait des concessions, parfois on recule concernant certaines choses, et le monde continue tranquillement à évoluer… »