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Les femmes fortes du Mois de l’histoire des Noirs

Le 23e Mois de l’histoire des Noirs présente une cuvée à forte concentration féminine.

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Quelle place les femmes occupent-elles dans la programmation du 23e Mois de l’histoire des Noirs? Regard sur cinq initiatives portées par des passionnées qui n’ont pas froid aux yeux, et qui enrichissent le paysage culturel de la province.

L’événement existe depuis 23 ans, mais c’est seulement en 2006 que l’Assemblée nationale a adopté un projet de loi visant à faire officiellement du mois de février le Mois de l’histoire des Noirs, afin de souligner la contribution historique des communautés noires à la société québécoise. Chaque année, des organismes et des artistes profitent de cette tribune pour proposer conférences, expositions, spectacles et projections dans la métropole.

Les femmes sont bien représentées dans la cuvée 2014. La Gazette des femmes s’est entretenue avec cinq d’entre elles. Ce qu’elles ont en commun? Qu’elles œuvrent dans le milieu de la musique, du théâtre, de la danse ou de l’humour, toutes ont su franchir les barrières qui se dressaient devant elles.

KEITHY ANTOINE

Le Mois de l’histoire des Noirs, « ça rend moins con », croit Keithy Antoine, qui compte parmi les lauréats de l’édition 2014. « Le Mois, c’est un voyage à travers les âges, les cultures, les territoires. Ce n’est pas une question de couleur, mais de curiosité, de découverte de soi-même et de l’autre », affirme celle qui est ravie d’avoir été désignée par le jury parce qu’elle fait figure de bâtisseuse. Les candidatures des lauréats sont proposées par des organismes ou des citoyens au conseil d’administration du Mois de l’histoire des Noirs, qui en retient 12 chaque année. Tous se sont distingués par leur engagement dans la société québécoise, et Keithy Antoine est un modèle pour la relève qui veut réussir dans le milieu culturel.

Photographie de Keithy Antoine.
« Tant que nous serons regardées à travers des lunettes qui nous réduisent à notre genre ou à notre couleur, nous devrons poursuivre notre quête de reconnaissance. »
 — Keithy Antoine, animatrice, illustratrice et réalisatrice

La dame porte plusieurs chapeaux : elle est animatrice, illustratrice, réalisatrice. Plusieurs l’ont connue sous le nom de Lady SpecialK, alors qu’elle coanimait l’émission Nuit blanche à Radio Centre-ville, à Montréal, de 1991 à 2001.

La Québécoise d’origine haïtienne brille dans son domaine. Grâce à son travail et à des réseaux communautaires, elle rejoint des groupes de jeunes marginalisés ou issus de l’immigration. Intéressée par tout ce qui concerne l’expression du métissage culturel, elle entrevoit la cause féministe de la même manière que celle des Noirs. « Tant que nous serons regardées à travers des lunettes qui nous réduisent à notre genre ou à notre couleur, nous devrons poursuivre notre quête de reconnaissance. » Elle milite pour l’émancipation des artistes de la culture urbaine par l’entremise du webmédia francophone multiculturel et multidisciplinaire loungeurbain.com, et prépare une websérie sur les artistes de la relève.

Mais la route a été sinueuse. Le fait qu’elle soit une femme — et une femme noire — a constitué un double défi dans sa vie professionnelle. « La représentation de notre diversité dans les grandes fenêtres de diffusion médiatique québécoises s’améliore, mais on n’y est pas encore. J’observe un grand décalage entre les formations offertes et la réalité sur le marché du travail. Les vraies opportunités ne sont toujours pas à la portée de tous, encore moins quand tu es visiblement différent. Je rêve du jour où, à compétences égales, on aura les mêmes chances d’avoir accès à des positions convoitées, mais encore inaccessibles. Le Québec a tout à gagner de sa riche diversité. En marchant seul on va plus vite, en marchant ensemble on va plus loin! »

À titre de lauréate, Keithy Antoine devient une ambassadrice du Mois de l’histoire des Noirs. Elle sera invitée à participer à des conférences, des tournées dans les écoles. Qu’aime-t-elle dire aux plus jeunes? « N’incarnez pas les clichés que la société vous impose. Soyez maîtres de votre image, ne laissez pas les autres la définir pour vous. Épanouissez-vous, remettez-vous en question, grandissez constamment! »

DOROTHY RHAU

Dorothy Rhau aime ruer dans les brancards. Dans son spectacle d’humour 100 % pur cacao. Vivre icitte, qu’elle présentait le 1er février dernier sur les planches de L’Astral, elle donne la parole à plusieurs générations de femmes. Sur scène, elle incarne tour à tour Mémère, la grand-mère haïtienne, Lady Dada, l’immigrante fraîchement arrivée au pays, et elle-même, la quarantaine libre, moderne et décomplexée.

Photographie de Dorothy Rhau.
« Je suis née icitte, je fais partie d’un tout, j’ai ma place, je dois la prendre. »
 — Dorothy Rhau, humoriste

Sa mémé qui radote lui permet de faire le pont entre ses cultures haïtienne et québécoise. Dorothy Rhau a grandi avec sa grand-mère, une femme plutôt autoritaire. « J’ai reçu une éducation assez stricte. » Selon la performeuse, il est rare de trouver des femmes humoristes dans les familles haïtiennes. Elle confie avoir souvent été réprimandée parce qu’elle était ricaneuse. « Un homme que je fréquentais m’a déjà dit que je riais trop!  » Mais la belle quarantenaire ne se laisse pas débiner pour autant. « C’est une question de confiance. Je ne crois pas que mon éducation, les hommes ou ma couleur peuvent m’empêcher d’avancer. » Selon elle, il faut défoncer les portes. « Je suis née icitte, je fais partie d’un tout, j’ai ma place, je dois la prendre. »

Les obstacles, l’humoriste aime les surmonter. On lui prédit qu’elle aura de la difficulté en région? « Au contraire, j’ai un avantage. En tant que femme noire, j’ai un autre point de vue. C’est riche et rafraîchissant. » On lui dit que le milieu de l’humour est macho? « Pas grave. Quand tu vois un chien, il ne faut pas lui montrer que tu as peur! » Tenez-vous prêtes.

PATSY FAUBLAS

Patsy Faublas, auteure des Monologues Fanm Fò (« femmes fortes » en créole), estime aussi qu’il faut oser. Et elle le fait! Le 9 février, sept femmes ont défilé sur la scène du Cabaret La Tulipe pour personnifier des héroïnes qui ont marqué l’histoire d’Haïti et d’ailleurs, du 15e siècle à aujourd’hui. « L’intention de départ était de parler des différentes figures, hommes ou femmes, qui ont laissé une trace dans les Antilles. Mais je me suis rendu compte qu’on parlait déjà beaucoup des héros dans la société haïtienne, et que ce sont souvent les hommes qui sont mis de l’avant. »

L’auteure souhaite montrer l’apport de ces femmes dans leur communauté, tout en offrant au public un voyage à travers les époques en musique, en danse et en chant. Celle qui danse depuis l’âge de 3 ans et qui a fait partie d’un groupe féminin de rap chrétien veut présenter l’histoire d’Haïti sous un autre jour. « Il faut que le public prenne le temps d’explorer, d’être curieux, d’aller voir des propositions différentes. »

ZANELI MUHOLI

Zanela Muholi
L’une des photos que compte l’exposition de la Sud-Africaine Zaneli Muholi. Ses portraits évoquent le destin difficile de ceux et celles qui, dans son pays, n’ont pas une sexualité hétérosexuelle.

Une autre occasion de sortir des sentiers battus est offerte grâce au festival de films Massimadi, créé en 2009 par Arc-en-ciel d’Afrique, un organisme qui promeut les droits et la santé des LGBTI (lesbiennes, gais, bis, trans et intersexuels) de la diaspora africaine et caribéenne. Parmi les événements proposés, retenons l’exposition de photos de la Sud-Africaine Zaneli Muholi. D’une grande puissance, ses portraits évoquent le destin difficile des femmes que son objectif a croquées. Lesbienne, fille d’une femme de ménage, née dans la banlieue pauvre de Durban, la militante visuelle s’est donné comme mission de rendre visibles par la photographie ceux et celles qui, dans son pays, n’ont pas une sexualité hétérosexuelle. « Les lesbiennes vivent encore beaucoup d’homophobie en Afrique du Sud », affirme la directrice d’Arc-en-ciel d’Afrique, Patricia Jean. L’exposition est à l’affiche jusqu’au 28 février au Cinéma du Parc. [À lire sur le sujet dans la Gazette des femmes : Les hommes tu aimeras.]

ZAB MABOUNGOU

Dernière figure, mais non la moindre : la danseuse et chorégraphe Zab Maboungou, à la tête de la compagnie de danse Nyata Nyata, qui a fêté ses 25 ans en 2013 et qui présentera son spectacle Mozongi les 13 et 14 février à la Société des arts technologiques.

Photographie de Zab Maboungou.
« Bien souvent, la contemporanéité est associée à l’Occident. Quand je dis qu’on fait de la danse contemporaine africaine, les gens perçoivent une contradiction. Il faut s’expliquer tout le temps. »
 — Zab Maboungou, danseuse et chorégraphe

La compagnie québécoise a reçu plusieurs prix prestigieux depuis 2012, une consécration bien méritée pour la pionnière de la danse africaine contemporaine au Canada, qui a mené son combat sur plusieurs fronts. « Bien souvent, la contemporanéité est associée à l’Occident. Quand je dis qu’on fait de la danse contemporaine africaine, les gens perçoivent une contradiction. Il faut s’expliquer tout le temps. » En parallèle, la chorégraphe née à Paris d’une mère française et d’un père congolais a dû se frayer un chemin dans l’univers des institutions canadiennes. « Dans le passé, nous n’avions pas accès aux programmes de soutien aux artistes. Il y a tout un problème de diversité culturelle lié à l’enjeu du financement et de la reconnaissance auprès des institutions. »

Ceux ou celles qui s’intéressent à ses cours de danse grand public disent parfois vouloir s’inscrire pour « se déhancher, se laisser aller, ne pas penser ». La chorégraphe remet les pendules à l’heure. « Attendez, en Afrique, on pense aussi! Je n’ai pas besoin d’être une Occidentale pour être contemporaine, ou d’être une Africaine pour me voir confinée aux traditions passéistes. »

Si les honneurs ont fusé de partout ces dernières années (de l’Afrique, des États-Unis, du Canada anglais), Zab Maboungou a reçu sa première distinction québécoise en 2013. On lui a remis, ex aequo avec l’humoriste Boucar Diouf, le prix Charles-Biddle, qui souligne l’apport exceptionnel d’une personne ayant immigré au Québec et dont l’engagement professionnel a contribué au développement culturel de la province sur la scène nationale ou internationale. Une reconnaissance tardive, mais appréciée. Celle qui agit à titre de mentore auprès de jeunes danseurs et musiciens pense à la relève, et est plus rassurée pour l’avenir. 

Responsabilité partagée

Carla Beauvais, coordonnatrice du Mois de l’histoire des Noirs, croit que la promotion de la différence et de la diversité culturelle doit se faire collectivement au Québec. « Nous avons travaillé fort pour rendre le Mois de l’histoire des Noirs plus inclusif. Notre programmation est bien médiatisée. Le défi consiste maintenant à faire en sorte que les médias traditionnels continuent de parler de ces mêmes artistes le reste de l’année. »

Selon Mme Beauvais, ce changement passe entre autres par l’éducation et la sensibilisation des médias. « Le public est beaucoup plus réceptif que les médias le pensent. L’offre médiatique doit être moins frileuse. » Elle estime qu’une des solutions réside dans la diversification au sein des salles de nouvelles et des équipes de recherche. « Dans les médias anglophones, à l’occasion du Mois de l’histoire des Noirs, nous n’avons aucune difficulté à ce que des personnalités inconnues du grand public obtiennent des entrevues aux heures de grande écoute. » Selon elle, cela s’explique par le fait que les équipes de la CBC, par exemple, comptent plus de femmes musulmanes, asiatiques ou hindoues que le pendant francophone de la télévision publique.