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Se recycler en triant les déchets

À Buenos Aires, les recycleuses urbaines s’organisent et travaillent dur pour s’en sortir.

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Dans les rues de Buenos Aires, les recycleurs urbains font partie du paysage nocturne. La moitié de ces 8 000 trieurs de déchets, qu’on appelle cartoneros, sont des femmes. Et si constituer l’un des derniers maillons de la chaîne de consommation reste pour elles un moyen de survivre, elles reprennent du contrôle sur leur vie depuis qu’elles ont participé à améliorer leurs conditions de travail.

L’humidité collante de la capitale argentine s’alourdit quand Marisa Aguilera commence à ouvrir les sacs-poubelle au bas des immeubles de la rue Jeronimo Salguero. Leur contenu craque et grince, mais ne déborde pas, puisqu’elle le pousse habilement vers le haut en pressant sur les bords. D’un geste assuré, routinier, ses mains récoltent carton, plastique et verre que la recycleuse triera dans son petit appartement. Puis revendra pour des miettes. La nuit est tombée depuis deux heures, mais un uniforme à bandes fluorescentes rend Marisa visible pour les automobilistes qui frôlent son chariot.

Photographie de Marisa Aguilera.
« Au début, les gens nous prenaient pour des voleurs. Aujourd’hui, ils nous respectent parce qu’ils ont compris qu’on travaille pour eux. »
 — Marisa Aguilera, cartonera (recycleuse urbaine)

L’Argentine, pourtant figure d’exception en Amérique latine avec l’une des plus grosses classes moyennes, a une économie industrielle en passoire. Dans les trous du système : le recyclage encore artisanal.

Les principales coopératives de Buenos Aires qui représentent les cartoneros affirment que les femmes comptent pour environ la moitié de leurs membres. Le métier de recycleur, ou cartonero, n’est donc pas proprement féminin, même si son informalité et son invisibilité en feraient un bon candidat. Car dans l’univers du travail informel, les femmes dominent en nombre. L’Organisation internationale du travail réitère année après année que les personnes les plus vulnérables, dont les femmes, sont les plus susceptibles de travailler dans l’économie informelle. Mais, à Buenos Aires, elles s’activent.

De l’informel au vrai travail

Photographie d'une recycleuse.
Les principales coopératives de Buenos Aires qui représentent les cartoneros affirment que les femmes comptent pour environ la moitié de leurs membres.

Il y a huit ans, les policiers arrêtaient systématiquement le camion qui menait Marisa et ses collègues de leurs quartiers de misère jusqu’aux grands boulevards de style européen du centre-ville. Le conducteur devait leur verser des pots-de-vin pour pouvoir franchir les limites de la capitale. Les cartoneros devaient ensuite se débrouiller pour trouver les matières, les rapporter par eux-mêmes quand les camions n’étaient pas au rendez-vous, puis les vendre selon au gré des besoins des usines.

« Au début, les gens nous prenaient pour des voleurs. Aujourd’hui, ils nous respectent parce qu’ils ont compris qu’on travaille pour eux », raconte Marisa en évoquant les dépotoirs qui débordent et la conscience environnementale naissante. Comme pour prouver qu’elle a raison, presque au même moment, un concierge d’immeuble la salue en déposant des sacs sur le trottoir.

Une autre cartonera, celle-là de la coopérative El Alamo, qui possède son propre centre de tri, se plaint des lourdes charges à porter, de son chariot qui est moins rempli que celui des compañeros (« compagnons ») à cause de sa force physique limitée. Puis elle se raisonne. « Si tu te débrouilles pour pousser le chariot, ça peut aller, mais je préfère trier dans l’entrepôt. »

Marisa voit des femmes fortes parmi ses collègues. « Nous sommes plus combatives que les hommes, toujours au poste, surtout les mères célibataires comme moi. » Juan Martin Carpenco, du Movimiento de trabajadores excluídos (MTE, ou « Mouvement des travailleurs exclus »), la coopérative de Marisa, confirme que les mères monoparentales adoptent plus régulièrement cette stratégie de survie.

Le pâté de maisons de la jeune femme, c’est son territoire, sa route de cartonera, selon une division préétablie. A-t-elle honte de devoir fouiller dans les détritus des autres? « Le travail, c’est le travail », soutient-elle, plus confiante qu’à ses débuts grâce à la force du nombre de sa coopérative et aux gains obtenus auprès des autorités. La puanteur, l’obscurité et le trafic automobile ne l’empêchent d’ailleurs pas d’être coquette. À preuve, ses cheveux ramassés sur sa tête, ses sourcils soigneusement épilés et le léger trait de crayon sur ses yeux.

Reconnaissance et organisation

L’administration de Buenos Aires fournit un incitatif financier, soit 225 $ par mois, à Marisa et à un peu plus de 3 500 cartoneros enregistrés. Cette allocation s’ajoute aux infimes montants retirés de la vente des matières récoltées. Parmi les autres gains officialisés par contrat en janvier 2013, on compte une assurance maladie complémentaire, des garderies, des uniformes, des camions et quelques centres de tri. Il s’agit du premier accord signé avec un aussi grand nombre de coopératives. Précédemment, des conventions à la pièce assuraient des prestations à des groupes plus limités, sans garantie de perdurer.

Photographie d'une recycleuse.
L’administration de la ville fournit un incitatif financier (225 $ par mois) à Marisa et à un peu plus de 3 500 cartoneros enregistrés. Une allocation qui s’ajoute aux infimes montants retirés de la vente des matières récoltées.

Le passage de trieurs de déchets à semi-cols bleus autonomes s’est opéré lentement. Les coopératives de cartoneros ont eu un grand rôle à jouer dans la reconnaissance de cette activité comme un « vrai » travail. Au prix de nombreux efforts, rappelle Juan Martin Carpenco, banquier le jour, militant au MTE le soir. « Faire reconnaître le simple fait que les cartoneros pouvaient jouir des droits fondamentaux des travailleurs, protégés par la Constitution, a pris plusieurs années. »

« À partir de rien et des poubelles, nous avons réussi à créer un travail digne », affirme un leitmotiv populaire dans le milieu, repris par le jeune homme qui s’active tout en parlant à préparer un repas commun pour les membres de la coopérative qui passeront plus tard. Les femmes prennent bien leur place dans l’association et « ont beaucoup à voir avec la manière de s’organiser », dit-il en remuant des oignons dans une casserole démesurée.

Même son de cloche chez la cuisinière de la coopérative El Alamo, Graciela Calagioni. « Les femmes tiennent les comptes même si la plupart sont analphabètes, se souviennent des dates des réunions et, surtout, persévèrent quand vient le temps de demander une école pour leurs enfants. » D’une voix plus faible, elle ajoute : « Ce sont elles qui doivent assumer tous les rôles dans notre société machiste. »

La prochaine bataille liée au recyclage se jouera justement dans les foyers. Le tri à la source n’étant effectué que par une minorité de citoyens, le député Adrián Camps a déposé un projet de loi en mai dernier pour l’encourager. Il cherche à mettre les femmes cartoneras au centre de la stratégie en créant un registre de femmes « promotrices de l’environnement ».

Le frein du dénuement

Alicia Montoya, coordonnatrice de la coopérative El Alamo, écarte quant à elle l’idée d’attribuer un rôle spécial aux femmes. « Tout le monde sort de la même matrice d’extrême pauvreté. Il ne faut pas faire de distinction. » Son organisation est pourtant formée presque exclusivement de femmes. Mais la coordonnatrice ne croit pas que leur action soit particulièrement structurante dans les coopératives.

Elle admet tout de même que les femmes cartoneras portent sans doute plus que leur lot des problèmes de leur communauté. « Le problème le plus aigu des quartiers de misère d’où viennent les cartoneras est la drogue. Et cette situation repose presque entièrement sur les épaules des mères, qui ont toutes des fils aux prises avec le paco [NDLR : “pâte de cocaïne”]. »

Après la reconnaissance du travail par le gouvernement, Alicia Montoya croit que la bataille principale est culturelle, et que c’est là que les femmes ont un plus grand rôle à jouer. « La seule chance des cartoneros de sentir qu’ils font partie de cette société de merde est d’adopter les mêmes stéréotypes, comme les espadrilles de marque ou le dernier cellulaire à la mode », observe-t-elle. Les mères de famille résistent davantage à l’appel de ce « marché symbolique » et orientent leurs ressources vers la nourriture et l’éducation.

22 h, le chariot est plein. Marisa le ficelle avant de se diriger au point de rendez-vous pour reprendre le camion qui la ramènera avec son matériel. A-t-elle soupé? Elle répond évasivement : « Ce soir, ça va. » Mais quand elle rejoint ses collègues, elle dévore l’assiette tendue. Une autre cartonera est assise tout près, les dents gâtées et peu de chair sur les os. Elle sourit quand même, les jambes serrées pour conserver sa chaleur. La journée est finie.