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Métiers traditionnels : les oubliés des féministes?

Des avancées pour les femmes au sommet. Et celles au bas de l’échelle, elles?

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Les luttes féministes ont grandement contribué à ouvrir les portes aux femmes des professions autrefois dites masculines, comme le droit et la médecine. Pourtant, les travailleuses canadiennes se concentrent toujours dans les métiers traditionnellement féminins… et mal payés. Ne serait-il pas temps de leur venir en aide, à elles aussi?

Enseignantes, infirmières, secrétaires, aides à domicile, vendeuses, caissières, esthéticiennes, serveuses : malgré une légère baisse dans les 20 dernières années, 67 % des femmes occupaient toujours des emplois à prédominance féminine en 2009, selon Statistique Canada. Longtemps considérés comme une extension des tâches domestiques, certains métiers dits féminins sont souvent assortis de piètres conditions de travail et d’une rémunération loin d’être juste et équitable. Les féministes auraient-elles oublié ces travailleuses?

L’intégration pour toutes

Trois spécialistes qui s’intéressent aux femmes en milieu de travail répondent oui et non. Selon Marie-Josée Legault, professeure en relations de travail à l’École des sciences de l’administration de la TÉLUQ, « le mouvement féministe a toujours compté dans ses rangs des personnes et des groupes qui militaient pour l’équité salariale et en emploi, tant pour la majorité de femmes qui travaillent dans des secteurs dits féminins que pour celles œuvrant dans des secteurs masculins ou mixtes ».

Photographie de Geveviève Dumont.
« Le mythe de l’homme fort et de la femme fragile demeure présent. […] Tous ne partagent pas cette vision, heureusement. Mais pour certains, cet ordre “naturel” des choses, où chacun est “à sa place”, a quelque chose de rassurant. »
 — Geneviève Dumont, chercheuse au Conseil du statut de la femme

Comme Mme Legault, Geneviève Dumont, chercheuse au Conseil du statut de la femme, assure que les féministes ont toujours travaillé d’arrache-pied pour l’intégration des femmes en milieu de travail, tous types de métiers confondus. Elle mentionne le Conseil d’intervention pour l’accès des femmes au travail (CIAFT), qui « revendique de meilleures conditions pour les travailleuses non syndiquées dont plusieurs occupent des métiers traditionnellement féminins, comme les vendeuses ou les serveuses. Le CIAFT a aussi été le porte-parole de la Coalition québécoise en faveur de l’équité salariale, dont les travaux ont mené à l’adoption de la Loi sur l’équité salariale en 1996 ».

Micheline Dumont, historienne qui se penche depuis belle lurette sur l’histoire des femmes, soutient que les femmes dans les métiers traditionnels ont été au cœur des batailles féministes au début du 20e siècle. C’est seulement durant les années 1980 que le débat sur l’accès aux métiers non traditionnels est apparu.

Photographie de Micheline Dumont.
« On laisse entendre que le duo “père pourvoyeur-mère à la maison” est un modèle millénaire. En réalité, il n’est apparu qu’à la fin du 19e siècle pour disparaître à la fin du 20e siècle. »
 — Micheline Dumont, historienne, conférencière et professeure

À titre d’exemple, même s’il est exercé depuis des siècles, le métier de sage-femme a été légalisé en 1998 au Québec grâce aux combats menés par des féministes. Malgré cette victoire, les sages-femmes demeurent sous-payées et doivent faire pression auprès du gouvernement pour que leur travail soit mieux reconnu. À la manifestation du 29 octobre dernier, qui dénonçait les mauvaises conditions de travail associées à ce métier, une sage-femme avouait que la situation serait différente si des hommes manifestaient pour les mêmes causes. « On écouterait nos demandes immédiatement si nous étions des hommes, déplore l’historienne. Nous avons même décidé d’envoyer un homme pour négocier à notre place. Depuis, tout semble aller mieux. »

L’homme fort a la couenne dure

La société aurait-elle tendance à valoriser davantage les métiers masculins? Selon la chercheuse Geneviève Dumont, la gratification du masculin a toujours cours. « Le mythe de l’homme fort et de la femme fragile demeure présent. On semble encore attachés à cette croyance que, de tout temps, la survie des femmes et des enfants a entièrement dépendu de la force des hommes. Tous ne partagent pas cette vision, heureusement. Mais pour certains, cet ordre “naturel” des choses, où chacun est “à sa place”, a quelque chose de rassurant », affirme-t-elle.

Photographie de Marie-Josée Legault.
« Les emplois manuels qui requièrent une 5e secondaire ou moins et qui sont principalement occupés par des hommes sont infiniment mieux payés que les emplois de services qu’exercent les femmes, qu’on paie la plupart du temps au salaire minimum. »
 — Marie-Josée Legault, chercheuse et professeure en relations de travail à l’École des sciences de l’administration de la TÉLUQ.

La force physique resterait donc une qualité à récompenser et digne d’une meilleure rémunération. « Les emplois manuels qui requièrent une 5e secondaire ou moins et qui sont principalement occupés par des hommes sont infiniment mieux payés que les emplois de services qu’exercent les femmes, qu’on paie la plupart du temps au salaire minimum », avance Marie-Josée Legault. Elle précise que cette iniquité se retrouve aussi dans les emplois qui requièrent un plus haut niveau d’éducation.

Les milieux typiquement féminins ne sont pas non plus épargnés par ces disparités. Selon Statistique Canada, en 2006, les hommes travaillant dans des secteurs tels que l’enseignement, l’assistance sociale ou les soins de santé gagnaient un meilleur revenu que les femmes. Un exemple? Un enseignant empochait cette année-là 52 639 $, contre 47 207 $ pour une enseignante.

Le pourvoyeur et la ménagère

Micheline Dumont, elle, exclut la force physique de l’homme comme justification de la supériorité supposée du travail masculin. Elle mentionne une panoplie d’emplois non « sexués » où les femmes sont moins payées : comédiens, musiciens, animateurs de radio ou de télé…

Selon elle, le fossé salarial se base sur de fausses conceptions profondément ancrées dans notre société, qui veulent que l’homme gagne plus cher que la femme en raison de son rôle de pourvoyeur de la famille. « Les théories économiques ont fait valoir qu’un salaire masculin doit être familial alors qu’un salaire féminin doit être un salaire d’appoint. En est résulté un préjugé profondément ancré selon lequel un salaire masculin doit être plus élevé qu’un salaire féminin. »

Un modèle relativement nouveau, selon l’historienne. « On laisse entendre que le duo “père pourvoyeur-mère à la maison” est un modèle millénaire. En réalité, il n’est apparu qu’à la fin du 19e siècle pour disparaître à la fin du 20e siècle. »

Reprendre la lutte

Bien que les féministes aient lutté pendant plusieurs années pour améliorer le sort des femmes en milieu de travail, le pari n’est pas gagné.

Geneviève Dumont admet que plus d’attention doit être portée aux métiers traditionnellement féminins. « Jusqu’à maintenant, les gains en matière d’égalité des sexes sur le marché du travail se sont faits davantage dans des domaines tels que le droit, la médecine, les affaires et la politique, plutôt que dans les milieux professionnels ou techniques où la main-d’œuvre a un niveau de scolarité peu élevé. »

Une réflexion que partage l’historienne Micheline Dumont. Même si elle considère que revaloriser ce type de métiers s’avère une mission impossible, en raison des anciens préjugés qui les dépeignent comme des emplois d’appoint, elle croit que le mouvement féministe « pourrait certainement reprendre le dossier qui a été le sien durant plusieurs décennies, alors qu’il luttait pour améliorer le travail des femmes dans les emplois féminins ».

Marie-Josée Legault, quant à elle, estime qu’il faut respecter la valeur de ces métiers et aller au-delà de la division sexuelle de l’emploi. « L’important, conclut-elle, c’est de soutenir un accès universel à tous les emplois. »

Féminisme en Grande-Bretagne : échec ou réussite?

Un article paru dans le média londonien The Gardian en mars 2013 avait alerté l’équipe de la Gazette des femmes, alors en préparation du dossier « Métiers traditionnels : les oubliés du féminisme? ». Et non sans raison. Le texte Feminism has failed working-class survole une étude menée par l’Institute for Public Policy Reasearch (IPPR), un organisme à but non lucratif établi en Angleterre, au sujet des avancées des femmes sur le plan professionnel.

Sans surprise, les résultats démontrent que les hommes gagnent plus que leurs homologues féminines, avec ou sans diplôme. Mais les chercheurs ont mis en lumière un fait intéressant : les femmes nées en 1958, diplômées, gagnent près de trois fois plus (198 %) que les femmes sans diplôme venues au monde la même année. À titre comparatif, cette différence est de 45 % pour les hommes des mêmes groupes.

Invitée à commenter ces résultats, Dalia Ben-Galim, directrice associée à l’IPPR, soutient que pendant que le féminisme réussissait à aider un grand nombre de femmes occupant des fonctions professionnelles, d’autres sont restées dans l’ombre. Et que plusieurs des avancées qui profitent aux femmes au sommet masquent des inégalités toujours présentes au bas de l’échelle. Mme Ben-Galim ajoute que si le sexe est une source de discrimination en soi au regard des perspectives salariales des femmes, la classe, l’éducation et leur parcours professionnel sont aussi des déterminants importants de la progression des revenus. La maternité est aussi un facteur clé à considérer.

Parmi ses recommandations, l’Institut préconise un congé parental plus progressiste, des services à l’enfance accessibles et disponibles de même qu’une meilleure rémunération des emplois à temps partiel. L’organisme met en garde contre le risque de déformer la réalité en se préoccupant surtout de la situation des femmes qui occupent de hautes fonctions. La priorité, avance l’organisme, devrait être l’éradication des stéréotypes.