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Corrections médicales des personnes intersexuées : le bras armé de l’hétérosexisme

Le droit à l’intégrité corporelle des intersexes

Date de publication :

Outrée par les corrections médicales que subissent ses semblables, une personne intersexuée qui est passée sous le bistouri témoigne, s’interroge, et invite à plus d’ouverture.

Le titre de ce texte contient une image forte, j’en conviens. Mais je me trouve à parler à partir d’une position où l’expérience de violence ne relève pas de l’extrapolation et de l’image abstraite, mais d’une réalité vécue. Si l’effacement des personnes intersexuées ou intersexes*, opéré par la médecine, a des effets profonds sur nous, nous sommes aux premières loges pour constater comment celle-ci en a également sur la façon dont la société conçoit les sexes, les rapports sociaux entre eux, de même que les orientations sexuelles.

C’est parce qu’elle est convaincue d’office que les sexes sont distincts que la médecine tranche dans nos corps, munie de bistouris et prescrivant l’hormonothérapie. C’est parce qu’elle est persuadée de l’existence d’un ordre naturel, qui culmine par l’union et la reproduction hétérosexuelles, qu’elle nous qualifie de désordres, de maladies et de syndromes. Les médecins n’ont pas de regard neutre et désincarné, ils sont porteurs d’une vision du monde imprégnée de sexisme et d’hétérosexisme. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner les raisonnements sur lesquels les endocrinologues et les urologues pédiatres s’appuient pour estimer la correction de nos corps nécessaire, pour décider s’ils nous assignent en garçon ou en fille et des transformations que cela requiert, de même que pour se justifier auprès des médias. Qu’on ne s’y méprenne pas, nous ne présumons pas qu’ils veulent délibérément nous causer du tort ou qu’ils sont tous conscients de la portée sexiste et hétérosexiste de leurs actes. Cependant, cela ne signifie pas non plus qu’ils sont dépourvus de jugements négatifs à notre endroit, ni qu’ils sont disposés à reconnaître pleinement notre humanité.

En étant placées en état d’exception, nous, personnes intersexuées ou intersexes qui avons subi des transformations de notre sexe sans notre consentement, apprenons tôt que notre corps ne nous appartient pas, qu’il est si repoussant aux yeux des parents ou des autorités médicales que ceux-ci s’estiment parfaitement justifiés de porter atteinte à notre intégrité physique. Nous apprenons que notre avis et la vision que nous entretenons de notre corps ne comptent pas, et ce, même une fois arrivés à l’âge adulte, où nous demeurons aux yeux de ces médecins d’éternels enfants incapables de jugement adéquat sur nos propres expériences. Depuis le début des mobilisations intersexes il y a 20 ans jusqu’à ces derniers mois, notre dénonciation des actes médicaux que nous avons subis est systématiquement balayée du revers de la main. Il m’est difficile de déterminer ce qui me choque le plus : que les médecins nous dépeignent comme naïfs, incapables de jugement ou hystériques, ou bien qu’ils témoignent en réalité — malgré leurs dires — de leur méconnaissance de nos analyses et perspectives, indiquant du coup qu’ils n’ont que peu à faire de nos volontés.

Une petite mise en contexte s’impose. À la fin des années 1950, John Money, de l’Université Hopkins, à Baltimore, soumet un mode de prise en charge des enfants intersexués qui fera école en Occident, et dont on perçoit les échos dans les affirmations publiques de docteurs interviewés en 2013 dans divers médias québécois. Money est à la fois convaincu de la grande plasticité des corps et des identités des enfants, mais aussi de leur besoin absolu d’avoir un corps sexué « normal » qui soit en congruence avec une identité de garçon « normal » ou de fille « normale ». Ainsi, un garçon ne peut grandir avec un pénis qui ne sera pas en mesure de lui permettre d’uriner debout ou d’effectuer une pénétration vaginale, au risque d’en faire la cible de ses pairs, de susciter en lui des doutes sur son orientation sexuelle et de le pousser à devenir homosexuel. Une fille, quant à elle, ne peut se développer positivement sans avoir la possibilité de porter des enfants et de détenir un vagin. Quant à son clitoris, il ne saurait être « trop grand » si on veut lui assurer la possibilité de se marier, car il pourrait susciter l’inconfort et le rejet chez des partenaires masculins éventuels qui y verraient une menace à leur hétérosexualité.

Pour qu’une normalisation puisse être effectuée — ce qui éviterait de telles dérives —, il faut cependant se hâter et effectuer les chirurgies correctrices sur les enfants avant qu’ils aient 2 ans, afin de s’assurer qu’ils ne reçoivent pas de messages contraires sur leur identité et que celle-ci puisse se cristalliser. Cela nécessite par conséquent le sceau du secret et la divulgation du moins d’information possible aux parents, afin de ne pas ébranler leurs convictions. Traditionnellement, la mesure du succès d’une intervention est l’annonce que l’enfant, une fois devenu grand, se trouve dans une relation avec une personne de « l’autre sexe ». Pour les personnes qu’on assigne en femmes, cela se traduit par la capacité d’être pénétrées plus que par celle de conserver intactes leurs capacités de jouissance.

Si les médecins ont quelque peu modifié leur discours et quelques-unes de leurs pratiques, les idées de fond demeurent les mêmes. Bien qu’on affiche le sourire et qu’on emploie une voix douce, l’hétérosexisme est toujours au rendez-vous. En témoigne cette affirmation, en apparence anodine, émise sur le plateau de l’émission Les docteurs, le 9 avril dernier : « [Ces personnes intersexuées qui ont reçu un diagnostic de “syndrome d’insensibilité aux androgènes”] ont vraiment des seins, une vulve, mais un tout petit vagin, vraiment une toute petite ouverture qui ne permet habituellement même pas une relation sexuelle. Il faut qu’elles soient opérées, ces personnes-là, pour créer un vagin qui serait capable d’avoir une relation sexuelle […]. » Ainsi, selon les médecins, une personne assignée femme à la naissance est nécessairement hétérosexuelle, tandis que l’existence d’une relation sexuelle repose sur la pénétration vaginale.

Lorsqu’ils justifient leurs corrections médicales des personnes intersexuées dans les médias, les médecins avancent souvent que nous sommes une infime poignée d’insatisfaits. Cela est infondé. Les études médicales sur les effets longitudinaux des interventions chirurgicales et hormonales font cruellement défaut — de l’aveu même du Consortium de médecins spécialistes de la prise en charge intersexe dans sa dernière déclaration de principes en 2006 —, ou sont méthodologiquement ou éthiquement problématiques. C’est le cas de l’étude de Meyer-Bahlburg, effectuée en 2004 et évoquée dans les pages du Devoir en septembre dernier. Nous pourrions leur relancer la question : sur quoi repose leur assurance que leur approche est idéale et éthique, s’ils ne l’ont jamais préalablement testée?

Ils ajouteront tout aussi fréquemment qu’ils ne font que suivre les demandes des parents. C’est passer outre au fait qu’ils sont les principaux artisans, dans notre société moderne, de la création et du maintien de cette idée selon laquelle il n’existe que deux sexes distincts. Leur discours de même que l’effacement de notre existence contribuent largement au désarroi de plusieurs parents. Armés de leur autorité, de leurs diagnostics, de leurs prescriptions, de leur bistouri et d’hormones, ils bouclent la boucle du système binaire et hétérosexiste dans lequel personne ne s’attend à notre apparition, et dans lequel on sent que le bris des conventions de genre de même que la non-hétérosexualité sont des étrangetés à expliquer.

  • *Personnes intersexuées désigne l’ensemble des personnes dérogeant aux figures développementales normatives « homme » et « femme » créées par la médecine, et susceptibles d’être « corrigées » par celle-ci lors de la tendre enfance ou à l’adolescence. Le terme ne fait pas référence à une position identitaire spécifique. Le mot intersexe, par contre, renvoie à une position affirmée, généralement d’ordre politique. Il ne désigne pas forcément une identité de genre qui n’est ni masculine ni féminine, mais peut le faire dans certains cas.