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Le pesant d’art féminin

Entrevue avec Thérèse St-Gelais, lauréate Femme de mérite 2013 du Y des femmes en Arts et culture.

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Professeure d’histoire de l’art à l’Université du Québec à Montréal, Thérèse St-Gelais a consacré sa carrière à donner aux femmes artistes la place qui leur revient. Juste récompense : le Y des femmes et l’Espace Go viennent de lui décerner un Prix femme de mérite dans la catégorie Arts et culture. Entretien.

Première Québécoise à déposer un mémoire de maîtrise sur l’art des femmes en 1983, Thérèse St-Gelais enseigne maintenant le cours « L’apport des femmes en histoire de l’art » à l’UQÀM. En 2012, elle a été commissaire de trois expositions montréalaises consacrées aux femmes : Archi-féministes! « Archiver le corps » et « Performer l’archive » à Optica, Loin des yeux, près du corps à la Galerie de l’UQÀM et Ghada Amer au Musée d’art contemporain. La Gazette des femmes a discuté avec elle de la place des femmes dans l’histoire de l’art et en art contemporain.

Gazette des femmes : D’où vient votre intérêt pour l’art des femmes et l’art féministe?

Thérèse St-Gelais : De loin! Pendant mon baccalauréat en histoire de l’art à l’Université de Montréal, je voulais toujours faire mes travaux sur les femmes artistes. J’ai eu du mal à trouver des gens pour me diriger pendant mes études supérieures. À la maîtrise, ma directrice, Nicole Dubreuil, commençait tout juste à développer un intérêt pour l’art des femmes. Pendant mon doctorat en France, j’ai été dirigée par un homme.

Le pesant d'art féminin

Les classes comptaient-elles beaucoup de femmes à l’époque?

Presque uniquement, oui. Et c’est encore le cas. Il n’y a que dans le cours de sculpture que les hommes sont plus nombreux. Mon cours sur l’apport des femmes en histoire de l’art compte au mieux 3 hommes disséminés parmi 42 étudiantes. Toutefois, la plupart des professeurs ont longtemps été des hommes. Aujourd’hui, les femmes forment environ la moitié du personnel enseignant.

La plus forte présence des femmes dans les départements facilite-t-elle l’enseignement de l’art des femmes?

Pas nécessairement, mais à l’UQÀM, nous privilégions l’embauche de professeures qui s’y intéressent. Dans les années 1980, Christine Hudon, Rose Marie Arbour et moi avons conçu un cours sur l’apport des femmes en arts visuels. Je ne suis pas certaine que les femmes artistes de la Renaissance jusqu’au début du 20e siècle sont enseignées dans les autres cours. Les femmes suscitent souvent l’intérêt à cause d’éléments biographiques; c’est le cas de la peintre baroque Artemisia Gentileschi, dont le procès et le viol sont largement discutés. Je suis presque convaincue que les femmes sans histoire ne sont pas abordées. Dans mes cours, je contourne les aspects biographiques pour donner la priorité aux œuvres.

Est-ce un engagement politique?

Tout à fait. L’histoire, c’est aussi une construction. C’est subjectif. Tant qu’on ne la remet pas en cause, on en est exclu. Il y a encore bien du travail à faire, autant en histoire de l’art qu’en art contemporain.

Vous avez été plusieurs fois commissaire d’exposition. Est-ce un autre moyen de donner la parole aux femmes?

Je n’expose que des femmes. C’est une façon de leur assurer une visibilité. Mon mémoire de maîtrise portait sur la galerie La Centrale, à Montréal, qui venait d’être créée pour donner aux femmes la possibilité d’exposer leurs œuvres. Autrement, c’était difficile pour elles de percer dans les galeries et les musées. Aujourd’hui, La Centrale a un peu changé son mandat : elle s’ouvre aux transgenres. Ça montre qu’on se pose de nouvelles questions.

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En exercice à Venise, performance de Raphaëlle de Groot lors de la Biennale de Venise, 2013. Photo : Gwenaël Bélanger.

Les femmes artistes sont-elles plus présentes qu’avant dans les musées et les galeries?

Les résistances ont diminué. Les galeries commerciales et les centres d’artistes s’ouvrent plus naturellement aux femmes. Il ne fait plus aucun doute qu’elles sont du même calibre que leurs collègues masculins. Au cours des dernières années, plusieurs femmes ont été sélectionnées pour des événements artistiques d’envergure internationale. Raphaëlle de Groot, Geneviève Cadieux et Rebecca Belmore ont participé à la 55e Biennale de Venise, l’une des manifestations d’art contemporain les plus prestigieuses au monde. Reste que les expositions consacrées aux femmes font encore événement. Quand j’ai présenté Ghada Amer au Musée d’art contemporain de Montréal au printemps 2012, toutes les salles étaient occupées par des femmes artistes. Quand on expose des œuvres d’hommes, personne n’en parle, car ça va de soi.

Existe-t-il une signature féminine en art?

J’ai du mal à penser qu’il puisse y avoir des représentations typiquement féminines. Ce serait même embarrassant de réduire le travail des femmes artistes à un seul style. Personnellement, j’essaie de mettre de l’avant des productions qui ne respectent pas les canons de l’histoire de l’art. Je pars de l’idée que l’artiste est une femme et qu’elle m’intéresse. Elle n’a pas besoin de se dire féministe. À partir du moment où elle montre son œuvre, celle-ci ne lui appartient plus. C’est mon regard qui entre en jeu. C’est intuitif. Il faut que je perçoive un propos pertinent, des sensibilités corporelles nouvelles ou exprimées de manière différente.

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L’époustouflée, aquarelle sur papier de Caroline Boileau, 2012.

Le thème du corps est très présent dans les œuvres que vous présentez comme commissaire…

Ce n’est pas anodin. Les femmes artistes expriment beaucoup d’expériences de souffrance et de violence en passant par le corps. Pendant sa performance à Venise, Raphaëlle de Groot a exploité l’idée d’un corps encombré par le domestique. Elle marchait avec difficulté, empêtrée par des objets du quotidien. Avec Ghada Amer, on pense se trouver devant de l’abstraction, mais quand on s’approche des œuvres, on se rend compte qu’il s’agit de broderies de femmes en train de se masturber. On est si près des corps que ça peut devenir inconfortable. Dans les œuvres de Caroline Boileau et de Betty Goodwin, les corps s’accrochent à des formes sanguinolentes, voire menaçantes, qui peuvent pourtant parfois s’avérer réconfortantes. Ma préférée entre toutes, c’est Louise Bourgeois. Ses corps sont meurtris, ensanglantés, souffrants, sans qu’on sache exactement pourquoi. Ça me rejoint comme « regardeuse ».

Que reste-t-il à faire pour donner la parole aux femmes artistes?

Continuer à présenter des œuvres de femmes qui bousculent les attentes. C’est plus reposant de proposer des clichés et de faire ce que la société attend de nous que de remettre en question ce qui nous est présenté comme normal.