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Citoyennes sans date de péremption

On les appelle « aînées ». Et elles sont toujours animées par l’envie de faire, de dire. Écoutons.

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Il n’y a pas d’âge pour être une citoyenne impliquée, engagée, affairée. La vie active, version 65 ans et plus.

Tour à tour envoyée spéciale, correspondante et animatrice à la télévision de Radio-Canada, Madeleine Poulin était à Peshawar en 1985, pour rapporter les nouvelles des camps de réfugiés afghans des alentours après l’invasion soviétique. Au-dessus de son escalier trône une tunique noire à boutons achetée dans une boutique où des hommes buvaient du thé, assis par terre. Elle raconte ses souvenirs de reporter comme si c’était hier. « J’ai toujours oscillé entre mon côté observateur et mon côté indigné, dit celle qui s’affaire aujourd’hui au sein de plusieurs organismes montréalais. L’équilibre entre les deux n’a pas changé, c’est la façon de faire qui change avec l’âge. »

Photographie de Madeleine Poulin.
« À un moment donné, il faut lâcher prise. Pas sur la vie! Sur la production à tout prix. Mais il faut trouver notre place en parallèle. Il y a toujours quelque chose à faire. »
 — Madeleine Poulin, journaliste à la retraite de Radio-Canada.

Une place à définir

Dans une société qui roule à plein régime, les aînés ont du mal à trouver leur place. Entre les horreurs des centres d’hébergement pour personnes âgées en perte d’autonomie et les plaidoyers pour une retraite active, difficile de concevoir une étiquette qui colle tout à fait à leur réalité.

Et cette vieillesse québécoise a un visage féminin. Les femmes constituent près de 58 % de la population de 65 ans et plus au Québec. Leur proportion augmente au rythme des tranches d’âge, l’espérance de vie jouant en leur faveur.

Les voix s’élèvent pour montrer les identités multiples de cette part de la population dont on ne cesse de nous avertir qu’elle menace la productivité, et qu’elle coûtera cher aux contribuables. « Avec le débat autour des régimes de retraite, on est en train de créer une psychose chez les jeunes », prévient Louise-Édith Hébert, porte-parole du regroupement engagé Les Mémés déchaînées. Pourtant, l’expérience des femmes âgées et le regard philosophique qu’elles posent sur la vie pourraient mener à des échanges riches avec les jeunes générations. Car la pension de vieillesse n’anéantit ni ce qu’elles ont à dire, ni les causes qui leur tiennent à cœur.

Travailleuses de l’ombre

Si 42 % des petites fourmis qui font rouler les organismes communautaires par leur bénévolat sont âgées de 65 ans et plus, 70 % d’entre elles sont également des femmes. En parallèle, les femmes constituent aussi « la grande majorité des proches aidants », d’après le Regroupement des aidants naturels du Québec. Dans l’ombre, elles soutiennent, s’activent, se mobilisent.

Photographie de Gisèle Bourret.
Gisèle Bourret, responsable du Comité des femmes aînées de la Fédération des femmes du Québec, mène des consultations à travers la province pour dresser un portrait des femmes qui s’impliquent par l’intermédiaire du programme Citoyenne à part entière pour toute la vie. Son constat : « Il n’y a personne qui s’intéresse à leur implication. »

Responsable du Comité des femmes aînées de la Fédération des femmes du Québec (FFQ), Gisèle Bourret mène depuis près de quatre ans des consultations à travers la province pour dresser un portrait des femmes qui s’impliquent par l’intermédiaire du programme Citoyenne à part entière pour toute la vie. « Il n’y a personne qui s’intéresse à leur implication. C’est ça qu’on voulait faire ressortir : qu’ont-elles à dire sur leur engagement? Il faut au moins qu’elles soient conscientes de ce qu’elles font! » Or, elle remarque que, dans certaines associations, les femmes sont pratiquement invisibles, notamment à la tête des conseils d’administration. « Vous regardez les bulletins de nouvelles comme moi : les porte-parole des aînés sont presque toujours des hommes. »

Il en faut pourtant plus que ça pour décourager les femmes âgées. « J’ai la boîte à poux qui marche à 100 % et, à 73 ans, j’ai encore plein de projets! J’ai tendance à croire qu’il ne faut pas que les femmes attendent qu’on leur fasse de la place; il faut qu’elles la prennent, leur place. » Gisèle Pomerleau, fondatrice et jadis présidente du Centre des femmes de Pointe-aux-Trembles, mène de front de nombreux projets, entre des lectures avec le Carrefour de poésie de Lanaudière et des séances de formation et de discussion dans le cadre de Ridées mais pas fanées, un programme qui vise à créer un réseau de solidarité pour les aînées du Québec, en partenariat avec le Centre des femmes. Et elle n’est pas la seule à consacrer la majorité de son temps à l’engagement social.

Photographie de Gisèle Pomerleau.
« J’ai la boîte à poux qui marche à 100 % et, à 73 ans, j’ai encore plein de projets! J’ai tendance à croire qu’il ne faut pas que les femmes attendent qu’on leur fasse de la place; il faut qu’elles la prennent, leur place. »
 — Gisèle Pomerleau, fondatrice du Centre des femmes de Pointe-aux-Trembles.

Pour de nombreuses femmes assises dans la salle du Centre Saint-Pierre de Montréal, à l’occasion du mini-forum Citoyenne à part entière tenu à la mi-avril par la FFQ, l’engagement est un mode de vie. « Plusieurs d’entre vous vont se reconnaître si je vous dis que la majorité des femmes qui continuent de s’impliquer après 65 ans l’ont fait toute leur vie », lance Michèle Charpentier, chercheuse en gérontologie sociale et professeure titulaire à l’UQAM. L’auditoire approuve en gloussant.

La même… ou presque

Dans un local du Carrefour populaire de Saint-Michel, Les Mémés déchaînées répètent en vue d’une prestation. Ce regroupement informel de femmes d’âge mûr se moque des stéréotypes de la vieillarde et les utilise pour faire entendre sa voix citoyenne. Coiffées de chapeaux loufoques et colorés, elles chantent des chansons engagées dans les manifs comme dans les soirées-bénéfice. « On a des principes à nous, comme tout l’monde / On critique les 400 coups, comme tout l’monde », entonnent-elles en cet avant-midi ensoleillé.

« Ça fait 25 ans que je suis impliquée dans divers organismes, confie Lise. Ce qui me plaît dans Les Mémés, c’est que je peux jumeler le côté ludique aux causes qu’on soutient. J’ai toujours adoré chanter, et à mon âge, je veux faire des choses qui me plaisent. C’est mon bénévolat heureux. »

Les Mémés assises autour de la table du local de répétition approuvent : la seule chose qui change avec le temps, c’est cette envie de mêler le plaisir au militantisme. Et la capacité de poser un regard patient sur ce qu’elles font. « On a élevé des enfants, on sait le temps que ça prend pour faire bouger les choses! » lançait une participante du mini-forum de la FFQ, déclenchant les rires dans la salle.

La télévision d’État interdisait toute opinion ou émotion à la journaliste Madeleine Poulin, même dans d’horribles contextes de guerre. « Parfois, j’en pleurais de rage », se souvient-elle. Après avoir quitté Radio-Canada en 1997, elle souhaitait se rapprocher du terrain pour agir. Elle œuvre aujourd’hui dans son Sud-Ouest de quartier, à Montréal, où elle prépare un projet de sentier artistique et éducatif autour du jazz et de la culture. « Avec le temps, on devient un peu plus philosophe par rapport à ce qu’on souhaiterait changer. On apprend la patience. »

La transmission par la liberté

Photographie de Sophie Bissonnette.
Pour la réalisatrice Sophie Bissonnette, la cinquantaine est un moment de transition pour bien des femmes; une étape où nous nous libérons de certaines obligations et de rôles qui nous ont été attribués.

Pour la réalisatrice Sophie Bissonnette, c’est dans ce grand désir de liberté que les générations peuvent se rencontrer. Elle vient de terminer deux documentaires pour lesquels elle a recueilli les récits de vie de femmes âgées. Le premier volet, Après la cinquantaine, dondaine. Voix de femmes (distrubué par le GIV), présente des femmes de diverses générations qui racontent comment leur avancée en âge leur a permis une petite renaissance. Pour l’une, ce sont les cabarets de slam, pour l’autre, la danse, tandis qu’une troisième a réorienté sa carrière.

« La cinquantaine est un moment de transition pour de nombreuses femmes. Vient une époque où les femmes se sentent plus libérées de certaines obligations et des rôles qu’on leur a attribués pendant leur vie, expose la réalisatrice. Les jeunes à qui on présente le film se retrouvent dans cette liberté-là, dans cette envie de trouver qui ils sont avec humour et audace. »

Louise-Édith Hébert, Mémé déchaînée et prestataire d’aide aux devoirs, croit aussi que c’est dans la liberté et la créativité que la transmission peut s’opérer. « Même si les jeunes et les aînés parlent parfois un langage différent – l’immédiateté versus la mémoire –, il reste des thèmes universels. La créativité facilite le rapprochement. »

Conciliation bénévolat-famille

Pour plusieurs femmes interviewées dans cet article, il a été ardu de réserver une plage horaire afin de s’entretenir avec la Gazette des femmes. Elles ont dû consulter leur agenda pour réussir à nous caser entre deux réunions. « Je ne sais pas si on a encore le droit d’avoir une retraite, de nos jours. Je me pose la question, lance la chercheuse Michèle Charpentier. On vit dans une ère antivieux, antivieillissement. Participer devient comme une injonction. Je blague parfois en disant que les femmes doivent faire leur service civil obligatoire à la retraite! »

Dans les consultations menées par la FFQ, les femmes ont beaucoup parlé de leur difficulté à « concilier le bénévolat et la famille ». Voilà un langage qui rappelle celui du monde du travail… « Une fois qu’elles ont le statut de retraitées, c’est comme si elles devenaient tout à coup disponibles pour tout le monde; pour garder les petits-enfants, par exemple », illustre Michèle Charpentier.

À trop vouloir en faire, ces femmes qui ne sont retraitées que sur les formulaires officiels brûlent parfois la chandelle par les deux bouts. « J’ai un petit sentiment de culpabilité qui surgit de je ne sais où lorsque je laisse tomber certaines activités… » admet Madeleine Poulin, qui s’apprête à céder sa place à la présidence de la Table des acteurs culturels du Sud-Ouest.

Le bruit sourd de l’âge

Même si les Québécoises ne manquent pas d’idées et d’espace pour agir, tout n’est pas aussi rose qu’il y paraît. « On porte nos chapeaux parce qu’on se sent plus libres avec. On dirait qu’on est obligées d’exagérer pour avoir le droit de chanter et de militer… Comme s’il y avait un âge limite pour faire ce qu’on fait », lance Lise à propos des activités ludiques des Mémés.

La pression de l’âge demeure, comme un bruit sourd, et s’invite dans le regard qu’elles posent sur elles-mêmes.

Madeleine Poulin n’avait pas tout à fait 60 ans quand elle a quitté Radio-Canada. Nombreux sont ceux qui avaient alors décrié l’âgisme et le sexisme de la société d’État. Elle dément ces accusations. « J’ai choisi de partir. Je pense que les femmes sont un peu plus sensibles à leur environnement que les hommes. On observe, et on réagit. Je voyais le dynamisme des journalistes de 35, 40 ans. Je me suis dit : “Le monde leur appartient, je vais leur laisser la place.” À un moment donné, il faut lâcher prise. Pas sur la vie! Sur la production à tout prix. Mais il faut trouver notre place en parallèle. Il y a toujours quelque chose à faire. »