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Avortement – Un droit en péril?

Débat d’idées autour du droit à l’avortement.

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Le Canada est le seul pays occidental qui ne dispose d’aucune loi encadrant l’avortement. Vide juridique problématique ou louable exception valorisant l’autonomie? Débat d’idées autour d’une question fondamentale pour les droits des femmes.

Quand devient-on un être humain? Cette grande question philosophico-éthico-religieuse sera peut-être ramenée au cœur des réflexions de nos parlementaires. C’est du moins le souhait du député conservateur Stephen Woodworth, tel qu’exprimé dans la motion M-312 qu’il a présentée à la Chambre des communes le . Si, comme on l’entend souvent, le débat sur le droit à l’avortement est clos au Canada, l’initiative du député de Kitchener-Centre a alimenté les sorties et les déclarations aux deux extrémités du spectre pro-vie/pro-choix. Car bien que le texte ne concerne que la définition de l’être humain, le politicien ontarien a admis à demi-mot que sa motion était liée à l’avortement. Encouragés par ce nouvel essai, 12 000 manifestants se sont rassemblés à Ottawa le , à l’occasion de la 15e Marche nationale pour la vie, pour exprimer leur désir de voir le débat rouvert.

Photographie de Louise-Desmarais.

« La motion M-312 constitue une atteinte aux droits des femmes. »

— Louise Desmarais, militante et auteure

« Le mouvement pro-vie n’a toujours pas digéré l’arrêt Morgentaler de . [NDLR : Dans un jugement majoritaire, la Cour suprême a décidé que l’article 251 du Code criminel — qui interdisait tout avortement provoqué, à moins qu’il soit autorisé par un comité d’avortement thérapeutique — était inconstitutionnel, car il portait une atteinte injustifiée aux droits de la femme, garantis dans la Charte.] Ses partisans sont en colère et tentent depuis de remettre le débat sur la table en affirmant que la question n’est pas réglée, explique Louise Desmarais, militante de longue date pour l’avortement libre et gratuit. La motion M-312 constitue une atteinte aux droits des femmes. Une autre. » En effet, depuis le célèbre arrêt de , une quarantaine de motions et de projets de loi relançant le débat sur le droit à l’avortement et son encadrement ont été déposés à la Chambre des communes. Des initiatives qui ont tour à tour échoué.

Photographie de Renée Joyal
La juriste Renée Joyal considère que c’est le rôle de l’État d’encadrer légalement les IVG, estimant toutefois que le moment serait mal choisi en présence d’un gouvernement majoritaire conservateur.

Pour la juriste Renée Joyal, si la question de l’avortement nous dérange autant comme société, vaut mieux l’aborder de front. « L’État a abdiqué ses responsabilités. C’est son rôle d’encadrer légalement les interruptions volontaires de grossesse (IVG). Pris à partie dans un débat extraordinairement polarisé et soumis à des pressions énormes de la part de certains groupes, autant féministes que pro-vie, le Parlement fédéral n’a pas joué son rôle. En intervenant, les élus enverraient le message que c’est une question fondamentale, importante. » La professeure honoraire de l’Université du Québec à Montréal ajoute que c’est l’article 251 qui a été jugé inconstitutionnel, et non pas toute restriction légale à l’avortement. Mais comme aucune loi n’a été adoptée pour encadrer la pratique des IVG, si une femme trouve un médecin qui accepte de l’avorter à 32 semaines, c’est légalement possible. Une situation toutefois peu probable, car seulement quelques centres au pays pratiquent des avortements passé 20 semaines.

Un délai comme balise

Mme Joyal souhaite que la discussion se déroule plus sereinement, et se défend bien d’être contre l’avortement, comme l’ont affirmé certains de ses détracteurs. Elle suggère qu’on explore d’abord ce qui se fait ailleurs, notamment en Europe de l’Ouest, où la majorité des législations privilégient un délai comme balise pour encadrer l’IVG. Lorsque l’intervention est pratiquée sur demande pendant une période déterminée, la décision d’avorter est laissée au libre choix de la femme. Cette période se situe habituellement autour de trois mois de grossesse; le Portugal impose une limite à 10 semaines, l’Allemagne, la France, l’Italie, la Suisse et le Danemark, à 12 semaines, l’Espagne à 14 et la Suède à 18. Par la suite, l’avortement est généralement permis seulement en présence de sérieux risques pour la santé physique ou mentale de la mère.

Renée Joyal a un penchant pour le modèle des Pays-Bas, où le délai prescrit est de 24 semaines, soit le stade de viabilité fœtale. Vu les avancées médicales qui permettent la survie des grands prématurés nés de plus en plus tôt, les cliniques néerlandaises abaissent cette période à 22 semaines. Toutefois, si la demande est exprimée après le premier trimestre (12 semaines de grossesse), la décision et l’acte lui-même devront impliquer deux médecins pour que l’avortement soit légal. De plus, une période minimale de cinq jours de réflexion suivant la première consultation est fixée par la loi pour tout avortement. « C’est la législation le plus libérale de l’Europe et les Pays-Bas ont l’un des plus faibles taux d’avortement. Il faut aussi noter que ces normes font partie d’une politique globale d’éducation sexuelle et d’accès à la contraception », rapporte la juriste.

Louise Desmarais n’est pas d’accord : le modèle à suivre, c’est le nôtre. « Le vide juridique est un faux problème. Ce concept a été créé par le mouvement pro-vie. Le Canada a le bon modèle législatif pour laisser plus de liberté aux femmes. Elles savent ce qu’elles font », défend ardemment la militante. Selon elle, avec la série d’arrêts venus conforter le droit à l’avortement au cours des 20 dernières années, la Cour suprême a élaboré un droit à l’autonomie de reproduction des femmes. Le statu quo est donc préférable, selon l’auteure de Mémoires d’une bataille inachevée. La lutte pour le droit à l’avortement au Québec, paru en chez Trait d’union.

La situation canadienne a d’ailleurs été partiellement imitée en Australie. Il y a 10 ans, le Territoire de la capitale australienne a légalisé l’avortement sans conditions ni délai, en instaurant le Crimes (Abolition of Offence of Abortion) Act qui a retiré l’avortement des livres de droit criminel.

Droits du fœtus ou droit à l’avortement

La question des IVG tardives et de la viabilité du fœtus demeure au cœur de ce débat. Au Canada, 90 % des avortements ont lieu avant la 12e semaine. « Pourquoi limiter l’avortement à des stades si les femmes s’imposent déjà ces délais? » s’interroge Louise Desmarais. Renée Joyal rétorque : « Au premier trimestre de la grossesse, il s’agit d’une question morale et le choix appartient à la mère. À partir du moment où le fœtus est viable, ça devient une question légale. Et c’est la responsabilité de l’État de protéger le fœtus. »

Retour à notre question initiale. Celle que Stephen Woodworth aimerait voir débattue en comité spécial à la Chambre des communes : à quel moment un fœtus devient-il un être humain? Selon le Code criminel, c’est « lorsqu’il est complètement sorti du sein de sa mère ». Et c’est justement cette déclaration que les membres d’un tel comité devraient examiner, d’après le député conservateur d’arrière-ban.

Voilà ce qui inquiète le plus Louise Desmarais. « L’assise de base de la stratégie des pro-vie, c’est de faire reconnaître le fœtus comme un être humain à part entière. À partir de là, ils pourront limiter le droit à l’avortement et à la contraception. Rouvrir les discussions sur le sujet, c’est nécessairement mettre en péril le droit des femmes à l’avortement; l’un ne va pas sans l’autre. Nous avons affaire à des gens très habiles, à un parti dans lequel la droite religieuse fondamentaliste s’est infiltrée. »

Une loi, oui, mais pas maintenant

Là-dessus, Renée Joyal est d’accord. « Je veux que ce débat se fasse, c’est essentiel. Mais pas en ce moment. Avec un gouvernement majoritaire conservateur, j’aurais peur des dérives restrictives. Par exemple, si le délai était établi à 10 semaines, il y aurait des vagues d’avortements vers les États-Unis, et ce n’est pas souhaitable. L’encadrement des IVG doit être tolérant et équilibré. Le moment idéal pour en discuter serait avec une coalition Parti libéral-NPD au pouvoir. »

Car des pays développés qui ont appliqué des modèles plus limitatifs, il en existe aussi. À la lumière de débats et de référendums, des territoires fortement catholiques ont opté pour des modèles étroitement balisés. En Pologne, l’IVG n’est autorisée qu’en cas de viol, de danger pour la vie de la mère ou de malformation du fœtus. L’avortement n’est permis en Irlande que lorsque la femme est en danger de mort. Le Royaume-Uni, pays voisin, impose lui aussi des conditions, mais beaucoup moins restrictives : l’avortement peut être pratiqué jusqu’à 24 semaines de grossesse en cas de viol, ou pour des raisons économiques, sociales ou de santé.

Lorsque viendra le temps, à l’automne, de voter sur la motion Woodworth, les députés ne considéreront pas les règles en vigueur ailleurs. Si la ligne de parti n’est pas imposée, ils devront plutôt sonder leurs croyances personnelles pour trancher. Normalement, le premier ministre Stephen Harper s’opposera à la motion — c’est du moins ce qu’il s’est empressé d’indiquer. Nombreux sont ceux qui prédisent que ce texte s’ajoutera à la pile des initiatives refusées, mais rien n’est certain. Si ce n’est que ce débat supposément clos continuera d’alimenter les discussions et l’actualité.

Opposition catégorique

Dans un communiqué de presse publié conjointement par la Fédération des femmes du Québec (FFQ) et la Fédération du Québec pour le planning des naissances (FQPN) le dernier, les responsables de ces organisations manifestaient leur contentement à la suite de la décision de reporter au la discussion sur la motion M-312 du député Stephen Woodworth. Le communiqué précisait l’opposition catégorique du mouvement des femmes à cette motion et sollicitait l’appui des députés fédéraux du Québec à la prise de position de l’Assemblée nationale du Québec, selon laquelle il appartient aux femmes de choisir.

Début , la Coalition des conseils sur le statut de la femme, dont fait partie le Conseil du statut de la femme du Québec, avait dénoncé l’initiative du député conservateur dans une lettre au premier ministre du Canada, Stephen Harper. Le regroupement y exprimait sa vive inquiétude à l’idée que soit rouvert le débat sur l’avortement au Canada et qu’il porte atteinte au droit des femmes de choisir pour elles-mêmes.