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D’honneur et d’espoir

Plus de 5 000 crimes dits d’honneur à travers le monde. Les Pays-Bas ont créé un programme de prévention des violences liées à l’honneur.

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Le quadruple meurtre perpétré par la famille Shafia a brusquement ouvert les yeux du Québec sur les crimes dits d’honneur. Pour éviter d’autres drames de ce genre, nous aurions intérêt à prendre exemple sur les Pays-Bas, qui ont créé un programme de prévention des violences liées à l’honneur. Aperçu d’une idée lumineuse.

Zainab, Sahar, Geeti et Rona. Leurs noms resteront gravés dans les mémoires comme ceux d’innocentes victimes assassinées pour avoir déshonoré une famille intégriste. Le matin du , la voiture de la famille Shafia a été repêchée au fond d’une écluse du canal Rideau à Kingston, en Ontario. À bord, les corps des trois filles de Mohammad et Tooba Shafia, ainsi que celui de la première femme de Mohammad, Rona. Même si la famille prétend qu’il s’agit d’un accident, les policiers la soupçonnent rapidement. Sur écoute électronique, le père parle de ses « filles sans honneur » qui ont « trahi [ses] traditions ». Le verdict tombe fin  : Mohammad, Tooba et leur fils Hamed sont coupables de meurtres prémédités.

Le procès Shafia a ébranlé le Québec. Encore sous le choc, la province lève les yeux vers les épées de Damoclès pendues au-dessus de sa tête. Comment éviter les prochains drames du genre? Car on n’en a pas fini avec les crimes dits d’honneur. Les autorités en recensent chaque année plus de 5 000 à travers le monde. Dans la grande majorité des cas, ce sont les femmes qui écopent. Refus de participer à un mariage arrangé, tentative de divorce, mode de vie jugé trop occidental : les motifs abondent pour déclencher les représailles. Brassages migratoires obligent, le phénomène cogne aujourd’hui aux portes des pays occidentaux.

Et on est encore loin d’en saisir les mécanismes. En manque d’outils pour comprendre les violences liées à l’honneur, même la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), alertée trois fois au sujet de la famille Shafia avant les meurtres, n’a pas su comment intervenir.

L’éveil des Pays-Bas

C’est ce genre de lacune qui a poussé le gouvernement néerlandais à agir, les Pays-Bas n’étant pas épargnés par les crimes dits d’honneur. « On voulait s’assurer que les autorités compétentes soient en mesure de reconnaître ce type de violence et les risques qui y sont rattachés », se souvient Charlotte Menten, porte-parole du ministère de la Justice des Pays-Bas.

Pour prévenir, il faut d’abord comprendre. C’est pourquoi le gouvernement a travaillé main dans la main avec des experts dès le projet pilote. En , la Dre Janine Janssen, aujourd’hui à la tête de l’Unité de recherche du Centre national d’expertise de la violence liée à l’honneur, à La Haye, a rédigé un guide pratique à l’intention des policiers et des intervenants (voir l’encadré). Le but : comprendre les mécanismes qui déclenchent les violences liées au rétablissement de l’honneur avant qu’elles n’atteignent leur paroxysme. « La première chose qu’on doit faire, c’est restaurer, par des moyens qui excluent la violence, l’honneur que la famille estime atteint », explique Clémentine van Eck, anthropologue et turcologue aux Pays-Bas.

La force du réseau

Comment détecter les prémices de l’engrenage meurtrier? Le système de prévention mis en place aux Pays-Bas fait appel à tous les acteurs susceptibles de s’apercevoir que quelque chose ne tourne pas rond dans le cocon familial : policiers, enseignants, centres pour femmes, centres jeunesse et associations de migrants. Au sommet de la pyramide, le Centre national d’expertise de la violence liée à l’honneur forme les professionnels de tous les milieux et soutient les policiers dans les cas les plus complexes.

L’Unité multiethnique de la police (MEP) de La Haye passe en revue tous les rapports des policiers néerlandais afin d’y détecter des signaux d’alarme. « Quand un rapport attire notre attention, on entre en contact avec son auteur », explique Arjen Spek, expert à la MEP. À l’aide d’une liste de contrôle, les agents de la MEP recueillent des renseignements supplémentaires pour vérifier si l’événement est vraiment lié à l’honneur. Si les voyants rouges s’allument, le réseau se met en branle.

Dans le cas où une intervention s’impose, les policiers doivent prendre toutes les précautions pour ne pas aggraver la situation. « Le cœur de la violence liée à l’honneur, c’est ce que la communauté pense de vous », rappelle M. Spek. Une intervention policière tous gyrophares allumés devant les voisins peut porter le coup final à la fierté des suspects et provoquer une escalade de violence dans la famille. D’où l’importance d’une formation adéquate.

L’art du dialogue

Une fois le problème détecté par l’école, la police ou un organisme d’aide, les victimes qui souhaitent quitter leur foyer ont à leur disposition 16 places dans deux centres d’accueil spécialisés dans les cas de violence liée à l’honneur, dont l’adresse est tenue secrète. « C’est crucial que les filles aient accès à des centres d’hébergement spécialisés », martèle Janine Oenema, chef de projet dans ces centres liés à l’organisme Fier Fryslân, qui possède plusieurs lieux d’hébergement aux Pays-Pas. « Dans les centres ordinaires, les intervenants n’ont pas les outils pour bien comprendre leur situation et peuvent faire de graves erreurs. »

Car il ne s’agit pas seulement d’offrir un toit aux femmes qui se sentent menacées. Les centres spécialisés deviennent les médiateurs entre la famille et la victime. « Nos travailleurs sociaux parlent avec les familles, voient ce qui est inacceptable pour elles et travaillent à partir de ça », explique Janine Oenema. L’intervenante, qui a 16 ans de métier derrière la cravate, collectionne les petites victoires. Elle se souvient d’une jeune fille qui avait fui son domicile parce que sa famille la forçait à épouser un de ses cousins resté au Maroc. Ses parents la harcelaient pour éviter de perdre la face devant la famille. « Nous leur avons fait comprendre qu’ils pouvaient invoquer la législation néerlandaise, qui interdit d’épouser un cousin. Leur honneur était sauvé sans recours à la violence. »

Bien sûr, les artisans du programme espèrent toujours ne plus avoir à intervenir. « Notre travail n’est pas la partie la plus importante du programme de prévention, estime Arjen Spek de la MEP. Quand on fait appel à nous, ça signifie qu’une personne a déjà subi de la violence… »

Des porte-voix dans les communautés

« Si j’avais eu les ressources offertes aujourd’hui aux Pays-Bas, je n’aurais pas eu à endurer les jours noirs que j’ai vécus quand j’étais adolescente », croit Karima Ouchan, Néerlandaise d’origine marocaine, consultante et chef de projet à l’Association marocaine des Pays-Bas. « J’étais très jeune quand je suis arrivée aux Pays-Bas avec mes parents. À l’adolescence, j’avais intégré des idées de liberté dans mes relations avec les garçons qui entraient en conflit avec le bagage culturel de mes parents. » Faute d’options pour entamer le dialogue, elle a fugué. Pour fournir des outils aux jeunes Marocaines, Karima donne aujourd’hui des ateliers au sein de sa communauté. Elle parle d’honneur, de liberté de choix, de dialogue.

Photographie de Karima Ouchan.
Néerlandaise d’origine marocaine, Karima Ouchan donne aujourd’hui des ateliers au sein de sa communauté pour aider les jeunes Marocaines à entamer le dialogue familial sur l’honneur et la liberté de choix.

Le programme de prévention des violences liées à l’honneur a dispersé quelques Karima à travers les organisations culturelles du pays. « On organise des séminaires, des rencontres, on force le dialogue sur l’honneur. » Car malgré tous les efforts du gouvernement, la prévention doit commencer dans la communauté, par l’intégration à la société d’accueil. « Pour voir un vrai changement, il faut absolument travailler du bas vers le haut », souligne l’intervenante.

Après cinq ans de rodage, le système de prévention des violences liées à l’honneur est un modèle à suivre pour les pays occidentaux, selon les experts. Déjà, la Belgique ausculte son voisin pour lancer son propre programme.

Mais même le plus avancé des systèmes a des ratés. Chaque année, les Pays-Bas connaissent toujours près d’une quinzaine de meurtres liés à l’honneur et, en , 349 cas de violence liée à l’honneur ont été recensés par la MEP. Janine Oenema raconte avec peine l’histoire d’une jeune femme que les intervenants d’un centre d’hébergement spécialisé ont laissée repartir chez elle après une médiation avec les parents qu’ils croyaient réussie. « Deux mois plus tard, la famille l’a renvoyée en Irak. On travaille depuis avec l’ambassade pour la ramener aux Pays-Bas. »

Le b.a-ba de l’honneur

Quelques concepts sur l’honneur tirés du guide L’honneur ou la vie, rédigé par le Centre national d’expertise de la violence liée à l’honneur des Pays-Bas.

  • Chaque société a une conception propre de ce qu’est l’honneur.
  • Le crime dit d’honneur n’a pas de religion. Il existe aussi dans les sociétés occidentales. Beaucoup de meurtres dans la pègre y sont par exemple liés.
  • Dans les régions où l’État est incapable de protéger les citoyens, l’honneur est particulièrement important parce qu’il sert à tenir les autres à distance de sa famille.
  • Les immigrants en situation financière précaire commettent davantage de violences liées à l’honneur que ceux qui ont un emploi stable et stimulant. Pour ces derniers, l’honneur réside dans le fait d’avoir un travail plutôt que dans le comportement des femmes de la famille.
  • L’ampleur de la perception de l’atteinte à l’honneur est proportionnelle au nombre de membres de la communauté qui en connaissent l’existence.

Québec doit accélérer

Montrée du doigt dans la tragédie de la famille Shafia, la DPJ a recommandé fin la mise sur pied d’un comité interministériel sur la question des crimes dits d’honneur. « Notre crainte, c’est que la communauté se dise : la DPJ est là, elle va s’occuper de régler le conflit avec les parents. Mais quand le signalement nous arrive, il s’est déjà passé quelque chose. Il y a toute une trajectoire qu’on n’a pas détectée », soutient Madeleine Bérard, directrice de la protection de la jeunesse pour les anglophones du territoire montréalais. Sans nier sa part de responsabilité, l’organisation veut une véritable concertation. « Ce n’est pas le mandat de la DPJ de s’occuper de toute la prévention. »

Une étude de l’Université de Sherbrooke menée par la professeure Marie-Pierre Robert, de la Faculté de droit, fait état de 12 dossiers de crimes dits d’honneur répertoriés depuis au Québec, impliquant 15 victimes. Alors que 3 cas ont été répertoriés entre et , les crimes dits d’honneur ont fait au moins 12 victimes depuis . À cela s’ajoutent les 4 victimes de la famille Shafia.

Dans une entrevue publiée sur le site Internet de l’Université de Sherbrooke, la spécialiste affirme que la véritable solution demeure la prévention. « C’est la culture de l’égalité entre les hommes et les femmes qui doit être propagée. En travaillant avec les communautés, en mettant sur pied des ressources d’appui, en informant mieux les nouveaux arrivants, nous serons mieux à même de prévenir les crimes liés à l’honneur que par la modification du Code criminel. »

Pour Rachida Azdouz, psychologue et spécialiste en relations interculturelles à l’Université de Montréal, il est primordial que le Québec travaille d’abord avec les migrants. « Les séances d’information et d’accueil pour les nouveaux arrivants sont des fourre-tout. C’est clair que ce que les gens retiennent en premier, ce sont les renseignements pratiques, du genre comment trouver un emploi. » La médiatrice interculturelle suggère entre autres des séances séparées pour parler de l’éducation des enfants. « Les migrants ont besoin d’outils pour exercer leur autorité parentale sans violence. »

Depuis les meurtres, la DPJ a notamment tissé des liens avec des organisations de femmes musulmanes et raffine ses compétences en relations interculturelles. Par contre, les centres d’hébergement pour femmes, dont l’un avait accueilli la plus vieille des filles Shafia avant les crimes, n’ont toujours pas de plan d’intervention pour les violences liées à l’honneur. « L’Europe est un peu en avance simplement parce qu’elle a vécu le phénomène plus tôt que nous, souligne Rachida Azdouz. On a été pris de court, mais maintenant on peut penser à la prévention. »

Le Conseil du statut de la femme a pour sa part été invité par la ministre de la Culture, des Communications et de la Condition féminine à documenter ce phénomène et à analyser les programmes et les outils qui existent au Canada et à l’étranger, afin de proposer des pistes d’action pour prévenir ces violences et venir en aide aux femmes et aux filles qui les subissent. Il devrait publier un avis sur le sujet au début de l’automne.