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L’héritage de Paule Baillargeon

La Gazette s’entretient avec Paule Baillargeon, récipiendaire du prix Jutra-Hommage en reconnaissance de l’ensemble de sa carrière au cinéma, à quelques jours de la sortie de son plus récent film, Trente tableaux.

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Le , à la soirée des Jutra, Paule Baillargeon recevra le prix Jutra-Hommage en reconnaissance de l’ensemble de sa carrière au cinéma, à quelques jours de la sortie de son plus récent film, Trente tableaux. Entretien avec une rebelle assagie, mais dont l’envie de dire demeure intacte.

Si Paule Baillargeon a fait la paix avec la « colère des origines maudites » (être une femme et, à ce titre, se voir astreinte à se soumettre, à obéir, à devenir invisible), elle défend toujours farouchement la nécessité de dire. De se dire pour éviter de disparaître sans laisser de traces.

La Gazette des femmes a rencontré la cinéaste dans un café du quartier montréalais qu’elle habite, Hochelaga-Maisonneuve. Ce jour-là, il n’y avait pas que la neige qui étincelait sous le soleil : les yeux de Paule Baillargeon brillaient aussi. De bonheur et de fierté. Le bonheur d’avoir fait Trente tableaux en ayant carte blanche de l’Office national du film (ONF). La fierté d’avoir obtenu une reconnaissance inattendue, celle de ses pairs, qui se matérialisera dans le prix Jutra-Hommage. « Je suis contente. Quand je l’ai appris, j’étais surprise au point de devoir me pincer pour y croire. C’est comme si on me disait que la fille rebelle, marginale que j’ai été était récompensée. J’entends : “T’as eu raison d’être comme ça!” Ça me fait vraiment du bien. »

De à , la réalisatrice était en résidence à l’ONF. Elle a passé ces deux années à concevoir, pour Trente tableaux, la mosaïque de ses souvenirs, tous associés à un âge de sa vie. Dans ce film, elle pose un regard sur ses colères, ses angoisses, ses zones d’ombre, ses moments de bonheur, puis ses guérisons. Extraits de films, infographie et plusieurs dessins de sa main, dévoilés publiquement pour la première fois, servent d’appui à la facture visuelle. Pendant que l’artiste traverse son histoire, nous assistons à sa « fabrication » : des fragments de sa vie, étalés sous nos yeux, sans réserve; des sentiments humains mis à nu. Si humains qu’on en vient à entremêler ses souvenirs à ceux de notre propre existence. Comme quoi les vies se fabriquent en écho à celles des autres, des femmes peut-être encore plus…

Gazette des femmes : Pourquoi avoir fait ce film?

Paule Baillargeon : Parce que je croyais que ma vie pouvait résonner dans celle des autres, à cause de l’époque à laquelle j’ai vécu. Par exemple, comme peuple québécois, on connaît la Révolution tranquille, qu’on aime ou non. Mais nous aussi, les femmes, avons fait la révolution. Malheureusement, ça n’a pas été dit aux jeunes. Peut-être même que ça leur a été caché. C’est un héritage à transmettre. J’éprouvais également un sentiment d’invisibilité, j’avais l’impression d’être perçue comme une personne que je n’étais pas. J’ai donc eu envie de dire, avec toutes les violences que ça comporte : ça, c’est moi! Tout est derrière moi maintenant. Tout a été dit. Il faut parler. Les hommes parlent, eux. Si on ne parle pas, nos vies, notre discours, notre pensée, nos révoltes, nos bonheurs, tout ce que nos vies peuvent comporter disparaît. Et il n’y a pas de transmission. Tout est à recommencer.

D’où vient votre féminisme?

J’ai toujours été féministe, avant même de connaître ce mot. Enfant, j’étais très sensible à l’injustice. Je sentais la discrimination. Tu veux patiner? Tu ne peux pas avoir accès à la patinoire parce que les garçons jouent au hockey. Tu aimerais être enfant de chœur? Impossible, c’est réservé aux garçons. Quand j’avais environ 12 ans, ma mère m’a dit comme en secret qu’elle était pour l’avortement, en faisant allusion aux femmes qui avaient trop d’enfants. Le sort des femmes la révoltait et elle m’a transmis cette révolte. Je porte ma mère, et je porte symboliquement toutes les femmes. On a fait la révolution parce qu’on était indignées par ce que nos mères vivaient, par le manque de reconnaissance de leur travail acharné dans la maison, 24 heures par jour. Sans compter le mépris à leur égard… « Elles se font vivre », entendions-nous. Alors, j’ai voulu être fière, gagner ma vie et ne rien devoir à un homme. Rien. J’ai réussi.

Votre carrière a-t-elle souffert de votre démarche engagée?

Oui. J’ai été radicale et ça m’a nui. Par exemple, mon deuxième film, La cuisine rouge (), a été vu comme un pamphlet. Avec ce film, je voulais dire qu’on vivait — et je pense qu’on vit toujours — dans le mode de l’inconscience. Chez les hommes, ça se manifeste par de la résistance passive, et chez les femmes, par la folie : angoisse, dépression, etc. Normal, elles vivent dans un monde qu’elles n’ont pas créé et auquel elles ne participent pas beaucoup. Elles doivent toujours s’adapter. Évidemment, à l’époque, personne n’était content, car le film exprimait cette réalité de façon violente. Pourtant, les hommes radicaux qui assument leur révolte, on les aime. Ces mêmes hommes ne s’intéressent pas aux femmes radicales, à ce qu’on dit. C’est triste, car on voudrait qu’ils nous estiment, qu’ils trouvent en nous une source d’inspiration, car on a un point de vue sur le monde. Il existe un propos de femme qui devrait prendre plus de place.

Comment?

Faut y aller, foncer, oser, se tromper. C’est mieux que de rester à la surface des choses, dans le confort. Je suis fâchée contre les femmes qu’elles ne creusent pas davantage en elles-mêmes, qu’elles ne foncent pas plus. Quand on ne dit pas ce qu’on a à dire, quand on ne fait pas ce qu’on a à faire, on n’a rien à dire, on n’a rien à faire. Nous, Québécois, on a dit non deux fois; on n’a pas fait ce qu’on avait à faire et on est en train de crever. C’est la même chose pour les femmes. Je veux plus d’action, de créativité, de femmes qui se mouillent. Si on ne fait rien, il ne se passera rien. Les générations qui suivront en souffriront, car elles n’auront pas d’exemple ni personne à qui se mesurer.

Vous en connaissez, des jeunes femmes qui osent prendre la parole?

Dans mon domaine, Anne Émond et Anaïs Barbeau-Lavalette m’apparaissent comme des jeunes femmes assez courageuses qui osent et qui sont probablement là pour rester. Mais j’en voudrais plus. Dans tous les secteurs d’activité. En cinéma, les réalisatrices se cantonnent dans les genres qui sont plus traditionnellement l’œuvre de femmes (le documentaire, par exemple), et dont les sujets sont souvent sociaux. On est bonnes là-dedans. Tant mieux. Ce n’est pas un défaut. Mais il faut investir la fiction, les histoires. C’est très difficile, car il y a beaucoup de résistance. Dans mon cas, il y en a eu beaucoup.

Selon vous, pourquoi les jeunes femmes n’osent-elles pas s’afficher comme féministes?

Elles fuient cette étiquette comme la peste parce qu’elle nuit toujours. Elles ont sans doute les mêmes désirs, les mêmes revendications que nous, dans beaucoup de cas. Mais elles ne laissent rien paraître parce que ça va nuire à leur travail, à leur couple aussi. C’est triste de constater qu’on en est encore là. Pour moi, le féminisme, c’est l’égalité des droits et des devoirs entre les femmes et les hommes. Qui est contre ça? Les jeunes femmes ne savent pas de quoi il s’agit exactement. L’idée que les féministes sont des « bolles », des lesbiennes ou des frustrées est encore trop répandue. La féministe n’a pas de définition : elle est bannie, cachée. C’est dommage. Les femmes vont le regretter deux fois plutôt qu’une. Je le sais.

À la fin de votre film, on vous sent en paix. Comment votre révolte s’est-elle calmée?

La paix est venue avec la naissance de ma fille. Le bonheur! C’était un événement totalement inattendu. Accidentel. Quand on n’a pas d’enfants — comme j’ai eu la mienne tard, je peux dire ça —, on ne sait pas le bonheur; on sait juste la difficulté. C’est très dur, avoir des enfants. Les élever, s’en occuper. Mais ça amène un bonheur innommable. Ça m’a donné beaucoup de force, de joie. Pour elle, j’ai continué. Je n’ai pas lâché. Je désirais vraiment qu’elle soit heureuse. C’est elle qui a fait la musique de Trente tableaux. Le bonheur, c’est aussi qu’on s’entend à merveille. Elle a 28 ans, ce qui me permet de rester en contact avec de jeunes gens.

Dans votre film, vous dites : « Ma mère se meurt de ne pas être aimée », alors qu’elle était mariée, vivait une vie rangée et en apparence heureuse. Quelle est votre conception de l’amour?

Je pense que l’on ne peut pas aimer quelqu’un qui n’est pas notre égal. On peut apprécier sa bonne, son esclave, mais ce n’est pas de l’amour. L’amour requiert l’égalité. Il ne doit pas y avoir de condescendance, de paternalisme, de mépris. Ou de croyance voulant que les femmes comprennent mieux ce que sont les enfants et l’organisation de la maison. Ce n’est plus vrai. , les jobs sont interchangeables entre hommes et femmes. L’attribution des rôles en fonction du sexe ne peut plus se justifier, en aucune façon. Les hommes québécois, je le répète, sont dans la résistance passive. Ils ne sont pas dans la marche, alors qu’ils y sont absolument nécessaires! À moins que l’on veuille vivre dans des mondes totalement séparés. Je crois à l’amour entre les hommes et les femmes, comme je crois à la différence. J’aime ce que les hommes ont à nous apporter. Car ils ont un bagage créatif, eux; ils ont pu s’accomplir depuis tant d’années. Ils ont beaucoup à transmettre. Mes modèles ont été des hommes, qui d’autre? Quand j’avais 20 ans, il n’y avait pas de femmes cinéastes, ou si peu que je ne les connaissais pas.

Il vous reste des choses à dire?

Je réfléchis. J’aimerais adapter un roman canadien-anglais que j’ai lu il y a quelques années et qui m’est resté en tête. Il ne traite pas des femmes. J’ai envie de faire autre chose. Je finirai peut-être par exposer mes dessins, comme plusieurs me le suggèrent. Comme je suis autodidacte, j’hésite. J’en ai des centaines. C’était une démarche de guérison : mes dessins me tenaient lieu de journal. Chose certaine, je dois travailler. Je n’ai pas d’argent. Je paie cher d’avoir vécu la liberté. Mais tout se paie. Le confort aussi. J’assume mes choix.

Illustration du film Trente tableaux.
Le film Trente tableaux prendra l’affiche dans les cinémas du Québec le , notamment au Cinéma Excentris à Montréal et au Cinéma Le Clap à Québec.