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Le jardin des femmes

En plein cœur de la sécheresse au Nord du Kenya, les femmes de Nakechichok entretiennent un potager qui nourrit le village.

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En plein cœur de la sécheresse récurrente qui frappe le nord désertique du Kenya, les femmes de Nakechichok entretiennent un potager qui nourrit le village et les aide à accéder à l’indépendance financière. Une petite révolution dans cette région d’éleveurs nomades aux traditions bien ancrées. « Au début, mon mari voulait me battre, se souvient Élisabeth. Il me disait : “Pourquoi tu ne t’occupes pas plutôt des chèvres et de la maison? Où tu vas tous les matins?” Quand on a fait notre première récolte, je lui ai apporté des légumes, et il était vraiment surpris. “Alors tu peux avoir de la nourriture là-bas…” m’a-t-il dit. Maintenant, c’est lui qui me réveille chaque matin pour que j’aille travailler au jardin! » Élisabeth a 33 ans, les cheveux courts tressés et rasés sur les côtés. Son cou est cerclé d’une trentaine de colliers de perles. Ses yeux sont attentifs et légèrement plissés, et ses traits, creusés par la rudesse du désert. Élisabeth est une Turkana, l’ethnie dominante de cette région aride, perchée à l’extrême nord du Kenya. Le jardin des femmes de Nakechichok ressemble à un mirage, une oasis verte à peine plus grande qu’un aréna, dans une région écorchée par la sécheresse depuis des décennies. Au bord de la rivière Turkwel, à l’ombre des palmiers, poussent des légumes joufflus et appétissants, à mille lieues des rations d’aide alimentaire que distribuent les organisations non gouvernementales (ONG). Ici, depuis toujours, vivre, c’est survivre. À l’automne , l’ONG Oxfam estimait que la région n’avait pas connu de vraie pluie depuis cinq ans. La moyenne des températures annuelles oscille autour de 30°C, et les précipitations sont environ 10 fois inférieures à celles de Montréal.« La région est une des plus arides au monde, mais l’environnement est adapté à la sécheresse », affirme Dino Martins, chercheur à l’Institut du Bassin du lac Turkana (IBT). Adapté, mais fragile. Depuis des siècles, les Turkanas basent leur quotidien sur le subtil équilibre des écosystèmes du désert, et vivent de leur bétail, qui leur fournit lait, viande et sang. Mais faute de pluie, les troupeaux se dépeuplent, victimes de la faim, de la sécheresse ou des épidémies. Il y a 15 ans, il n’était pas rare qu’une famille possède plusieurs centaines de chèvres ou de vaches. Aujourd’hui, les Turkanas ne survivent qu’avec quelques dizaines de têtes de bétail. Parfois, ils n’ont plus rien.

Une idée féconde

Photographie de Stony Brook.
De retour au pays avec une maîtrise de l’Université Stony Brook de New York, Ikal Angelei a mis sur pied le jardin des femmes pour contrer la famine présente dans sa communauté et renforcer le pouvoir des femmes.
Pourtant, malgré l’absence de pluie, l’eau ne manque pas. Trois larges rivières, l’Omo, la Kerio et la Turkwel, se jettent dans le lac Turkana, le plus grand lac désertique au monde. C’est au bord de la Turkwel que les femmes de Nakechichok ont semé leur jardin. « C’est une petite révolution pour les Turkanas de devenir agriculteurs, alors que nous sommes éleveurs depuis des générations », constate Ikal Angelei, présidente de l’Association des amis du lac Turkana et initiatrice du projet. Détentrice d’une maîtrise en sciences politiques de l’Université Stony Brook de New York, cette Turkana, fille de député, est revenue au pays avec l’envie de « faire la différence ». Elle a alors rencontré Richard Leaky, un célèbre archéologue kényan. « Il avait envie de créer quelque chose pour cette région qui lui avait donné tant de fossiles. » C’est ainsi qu’est né l’IBT, un centre de recherche, un musée et une école, où la jeune fille est responsable de faire le lien entre la science et la communauté locale. « Pas besoin de chercher des solutions complexes pour contrer la famine, affirme-t-elle. Quand je leur ai parlé du projet de jardin, les femmes étaient vraiment excitées. Pour elles, ça signifiait qu’il y aurait de la nourriture sur la table et qu’elles n’auraient plus à dépendre de leur mari en permanence. » Dans un premier temps, il a fallu défricher le terrain à l’aide de machettes, puis le labourer, avant d’épandre du crottin de chèvre pour enrichir le sol. « Au début, il fallait transporter l’eau de la rivière avec des seaux, puis un donateur (l’ONG américaine Friends of Turkana) a vu le projet et nous a acheté trois pompes mécaniques », raconte Elvis Ekitela, un organisateur communautaire du village. En , les 41 femmes du groupe ont commencé à tester la pousse de différents légumes : aubergines, poivrons verts, oignons, épinards, pois… « Au début, il fallait les aider à croire en ce projet, après une vie d’espoirs déchus et de promesses avortées. On a donc choisi des légumes à croissance rapide. L’aubergine et le poivron étant inexistants dans la région, on a organisé une dégustation. Elles ont adoré! » s’enthousiasme Ikal Angelei. « En ce moment, nous testons les carottes et un autre légume qui s’appelle le concombre », précise Elvis Ekitela. Des légumes savoureux, mais également nutritifs et… valorisants, car les faire pousser est beaucoup plus gratifiant que solliciter des rations d’aide. « C’est passionnant de faire des essais, et puis le projet est si simple que tout le monde peut en discuter et prendre ses décisions en groupe. C’est la différence entre un projet pour les gens et un projet avec les gens », estime Ikal Angelei.

Pouvoir émancipateur

Mais le jardin des femmes fait beaucoup plus que bouleverser les habitudes alimentaires du village. Chaque jour, les légumes sont vendus à l’IBT, à la ville voisine, mais également aux femmes elles-mêmes, pour nourrir leur famille. Les profits de la vente sont distribués à la fin du mois. La moitié est partagée entre les femmes, et l’autre moitié est placée dans un compte bancaire commun. En août, le jardin a rapporté 14 000 shillings kényans, c’est-à-dire à peu près 160 $. Chacune des femmes est donc repartie avec l’équivalent de deux dollars en poche, une somme minime, mais suffisante pour acheter du sucre. Et surtout pour faire la différence à la maison. « Quand mon mari a vu que je gagnais de l’argent avec le jardin, il n’en revenait pas », se félicite Élisabeth. « Il y a quelques années, quand les hommes étaient riches et possédaient beaucoup de bétail, ils n’auraient peut-être pas accepté que leur femme gagne de l’argent ou qu’elle ait une activité autonome, hors de ses tâches traditionnelles, mais aujourd’hui c’est différent », souligne Ikal Angelei. Plus important encore, le groupe est capable de mettre de l’argent de côté.« Nous, les Turkanas, n’avons pas l’habitude de garder notre argent. C’est donc complètement nouveau. Pour la première fois, les femmes seront libres de décider par elles-mêmes quoi faire avec cet argent. » Selon la Fondation pour le développement durable, une ONG internationale, les Kényanes prennent en charge la vaste majorité des travaux agricoles du pays, mais seul un tiers d’entre elles sont rémunérées, alors que presque la moitié des foyers kényans dépendent uniquement d’elles. « Soutenir les femmes, c’est soutenir la société. C’est pour ça que nous voulons renforcer leur pouvoir », résume Ikal Angelei. Elle estime que le projet n’aurait pas pu voir le jour avec un groupe d’hommes. « Les femmes, même d’âge mûr, sont plus ouvertes au changement que les hommes. Et les hommes sont plus individualistes, alors qu’il existe déjà un tissu social actif entre les femmes, qui ont l’habitude de travailler ensemble et de se rendre service. » Après avoir testé carottes et concombres, la prochaine étape sera de produire des semences et d’étendre le projet à d’autres communautés. « Si on m’offre un moyen de transport, je veux bien aller n’importe où pour enseigner aux autres femmes ce que j’ai appris », assure Hélène, 40 ans. Pour changer les habitudes des hommes, ce sera une autre paire de manches, « mais ils pourraient s’intéresser à l’aviculture ou même à l’apiculture », estime Elvis Ekitela. « Si les femmes deviennent riches, ce sera difficile pour eux de ne rien faire. » Ikal Angelei espère que la sécurité apportée par le jardin va aider les familles à envoyer leurs filles à l’école plutôt que de les assigner aux tâches ménagères de la maison. « Pour être capable de choisir son destin, il n’y a rien de mieux que de pouvoir utiliser sa tête et ses mains. »

Conditions de vie des Kényanes

Ni complètement catastrophiques, ni exemplaires, la qualité de vie et le respect accordés aux femmes restent moyens au Kenya. En , le pays se classe 57e sur 102 au classement « Institutions sociales et égalité des sexes » de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Le nombre moyen d’enfants par femme y est de 4,19 et le taux de mortalité infantile de 52 pour 1 000 naissances. En , 20 % des femmes de plus de 15 ans étaient analphabètes, soit 10 % de plus que les hommes. Entre et , 86 % des filles étaient inscrites à l’école, contre plus de 90 % pour les garçons. Avec une espérance de vie moyenne de 60 ans pour les femmes (58 pour les hommes), le pays se classe en queue de pelotons aux côtés des autres nations africaines. Les maladies infectieuses ou la faim y font encore des ravages : avec 1,5 million de personnes infectées, le pays héberge la quatrième plus large population de gens touchés par le VIH, juste derrière l’Inde, un pays dont la population est 26 fois supérieure à celle du Kenya. Bien qu’il existe des lois concernant l’âge minimum du mariage, l’interdiction de l’excision ou l’accès à la propriété, le cadre légal du pays se heurte souvent aux coutumes ancestrales et à la structure tribale qui prévalent encore en de nombreux endroits.
Sources : UNdata, World Factbook, OCDE