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Dans les plates-bandes masculines

Troquer sa dactylo contre des pistons, des turbines et des hélices, ce n’est pas banal. Les femmes n’ont pas les moyens d’ignorer les métiers non traditionnels.

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Troquer sa dactylo contre des pistons, des turbines et des hélices, ce n’est pas banal. Les femmes n’ont pas les moyens d’ignorer les métiers non traditionnels. A l’heure où elles constituent 43% de la main-d’œuvre québécoise, les femmes restent encore massivement concentrées dans un très petit nombre d’occupations dites « féminines». Et peu importe le secteur d’emploi, plus on grimpe dans la hiérarchie, plus on retrouve… des cravates. Défiant la tradition, près de 200 000 Québécoises ont choisi de sortir des sentiers battus. Elles ont opté pour une des 338 professions considérées comme des chasses gardées masculines. De ces travailleuses on sait finalement peu de choses. On les admire, on les trouve courageuses. Mais que vivent au juste ces « oiseaux rares? » Quelles sont leurs satisfactions, leurs difficultés, leurs besoins? Comment arrivent-elles à tirer leur épingle du jeu? Chose certaine, celles qui s’aventurent dans les plates-bandes masculines ne le font pas pour le simple plaisir de piétiner les préjugés. Même s’il leur faut pour cela naviguer à contre-courant, elles ont d’abord et surtout envie de faire un boulot à leur goût. Préposée aux amarres à la Voie maritime du Saint-Laurent, Denise Gianni est emballée par son métier. Pendant quinze ans, elle a gagné sa vie comme ouvrière dans une usine de biscuits. « Quand la manufacture a fermé, dit-elle, ça m’a donné le coup de pied qu’il fallait pour me réorienter. J’avais le goût d’être heureuse, j’aime le grand air, je suis très « physique». Quand j’ai trouvé ce travail-là, il y a deux ans, j’ai « cliqué». Même si on trime dur, j’ai toujours l’impression d’être en vacances. » Francine Sigouin a toujours su ce qu’elle avait envie de faire : « Quand j’étais petite, dit-elle, je passais mon temps dans le bois à trapper des lièvres. » Maintenant technicienne forestière à l’Office des producteurs de bois de la région de La Pocatière, elle conseille les propriétaires de boisés privés. « La forêt, c’est mon territoire. Et je me trouve « super » chanceuse de faire un métier que j’aime! » Troquer sa dactylo pour des pistons, des turbines et des hélices, ce n’est pas banal. C’est pourtant ce que Cindy Harrison a fait, il y a trois ans, en devenant technicienne d’entretien d’aéronefs pour Transports Canada à l’aéroport de Dorval. « Je suis chargée d’inspecter les avions avant et après le vol. J’adore ça! Ce n’est jamais routinier. A tous les jours c’est un nouveau défi. » Louise Rancourt est vice-présidente de la Banque Nationale pour la région de Montréal-Ouest; elle est responsable du service aux entreprises et du développement bancaire pour 31 succursales. « C’est très valorisant! assure-t-elle. J’ai toujours aimé me dépasser. Pour moi, c’est important d’aller plus loin, de m’améliorer sans cesse. Et la compétition, ça ne me fait pas peur! » Rosemonde Mandeville, chercheuse à l’Institut Armand-Frappier connaît la même ferveur pour sa profession : « Pour moi, être une scientifique ne veut pas dire « chercher de midi à quatorze heures». Je veux que mes travaux aient un impact, là, tout de suite! Aider les gens à mieux vivre, trouver des réponses aux « pourquoi, » me sentir utile, c’est mon « moteur».

Par ici la monnaie!

Les travailleuses qui choisissent un « métier d’homme, éprouvent par ailleurs des satisfactions plus « palpables » . « Pour plusieurs, s’engager en territoire « occupé», c’est le moyen parfait pour amener de l’eau au moulin», assure Murielle Angers-Turpin, directrice de Travail Non Traditionnel (TNT), un organisme de la région de Montréal qui aide les femmes démunies sur le plan de l’emploi à s’intégrer dans les secteurs considérés comme masculins. « Nos chiffres sont éloquents, poursuit-elle. Les femmes qui arrivent chez nous ont un revenu annuel moyen de 6300 $. Deux ans plus tard, une fois qu’elles ont terminé leur formation et qu’elles occupent un métier, elles gagnent en moyenne 25 700 $ par année. » « Gratter les fonds de tiroir», je connais ça!, renchérit Lise Parent. J’ai été serveuse, caissière, vendeuse. . . et j’ai deux enfants à faire vivre. » Depuis trois ans, elle est machiniste à Pratt & Whitney à Longueuil : « Je me trouve chanceuse, je gagne un salaire décent, je respire mieux financièrement. Et je l’apprécie à tous les jours! » Ces travailleuses se disent en général heureuses de leurs conditions de travail. Elles ont pour la plupart un emploi permanent, à temps plein. Elles pensent aussi avoir de bonnes chances d’avancement. Doivent-elles pour cela s’astreindre à travailler comme des galériennes, dans la poussière et le cambouis, comme on l’imagine souvent? « Quand on est chef de train, répond Sonia Aubin, il faut sauter du convoi en marche, s’accrocher aux wagons pendant qu’ils roulent, serrer les freins, changer les mâchoires d’attelage. Faut être en forme! » Lise Hardy est monteuse de lignes pour Hydro-Québec dans la région de Saint-Hyacinthe depuis quatre ans. « Quand il faut répondre à des appels d’urgence la nuit et travailler dans la neige et le verglas à des températures sous zéro, c’est du sport! » Mais ces travailleuses sont unanimes : tout compte fait, elles ne s’éreintent pas plus qu’une préposée aux malades et ne se « barbouillent » pas tellement plus qu’une. . . gardienne d’enfants. De certaines professions dites « viriles», on se fait souvent une idée plus proche du mythe que de la réalité. Peu de filles, par exemple, deviennent arpenteures-géomètres (la profession compte seulement 3, 7% de femmes), car elles s’imaginent mal en train de se battre chaque jour avec les broussailles et les moustiques. « Bien sûr, il m’arrive de superviser des équipes sur les chantiers, dit Marie Parent, à l’emploi de la Ville de Sherbrooke, mais la majeure partie de mon travail consiste à faire la gestion, l’analyse foncière, l’étude des droits de propriété, la fouille d’archives. Et c’est passionnant! »

Se faire respecter

Les travailleuses non traditionnelles ont beau aimer leur boulot, la voie de l’égalité est tout de même semée d’embûches. Selon Murielle Angers-Turpin, de Travail Non Traditionnel le harcèlement sexuel est une réalité pour beaucoup de femmes : « Près de 47% de nos stagiaires disent en avoir été victimes, sous une forme ou une autre : regards insistants, blagues désobligeantes. « Les bonhommes nous mangent des yeux et ils font des jokes salées sur les « poupounes » , raconte une soudeuse. En plus, dit-elle, ils ne se gênent pas pour épingler des photos et des calendriers de femmes nues sur les casiers et sur les murs. » Qu’elles soient cols bleus ou gestionnaires, les travailleuses se sentent obligées de surveiller de près leur façon de se vêtir, de marcher, de sourire. . . « Je suis très prudente quand je dîne avec un confrère ou un client, confie une femme d’affaires. Dans l’esprit de plusieurs, une femme « libérée » est forcément « libertine » sur les bords. » Mais même si elles se sentent parfois comme « un jambon à l’étalage», la plupart des femmes disent ne pas en faire un plat. En fait, elles optent pour l’humour et le gant de velours. Et elles pratiquent l’art subtil de se faire respecter. Le plus difficile à vivre? Subir l’attitude sceptique des collègues et des superviseurs. Paternalisme, taquineries sexistes, méfiance font hélas souvent partie de l’initiation. Quand elle a commencé à Hydro-Québec, Lise Hardy s’est fait « étrenner». « Les gars me regardaient de travers, certains me disaient de retourner à mes chaudrons. J’en perdais tous mes moyens. Je forçais comme un bœuf. Je m’arrachais les entrailles. C’est dur pour l’amour-propre. Puis à la longue, j’ai pris de l’expérience et de l’assurance. Maintenant j’adore mon travail. Ça va numéro un! » «Les femmes ont à jouer des coudes pour se faire accepter», reconnaît Marie-France Goyer, responsable des programmes d’équité en emploi à Hydro-Québec. « Par contre, dit-elle, celles qui sont là depuis quelques années ont fait leur « niche » et elles sont respectées. » Les travailleuses interviewées sont d’accord : il s’agit de faire ses preuves, ensuite les difficultés s’aplanissent et ça se passe bien. . . ou presque, car la partie n’est jamais complètement gagnée comme le déplore une machiniste. « Pour moi, tout allait comme sur des roulettes depuis deux ans, confie-t-elle. Puis un nouveau contremaître est arrivé. Lui, il ne veut rien savoir des programmes d’équité et des « jupons » sur son territoire. Il me « cherche » toute la journée. Encore une fois, il faut que je me batte pour montrer de quoi je suis capable! »

Les poches de résistance

Les professionnelles et les cadres ne sont pas à l’abri de ce genre de difficultés. « Dans le monde des sciences pour être prises au sérieux, les femmes doivent souvent bûcher deux fois plus fort que les hommes, affirme Rosemonde Mandeville. Moi, mon « style » en a dérangé certains. J’ai été jugée et critiquée par des collègues masculins. J ai fini par m’imposer, mais ça n’est pas facile tous les jours. » Pour les femmes en génie (la profession compte seulement 4, 8% de membres féminins), tout n’est pas rose non plus. Une enquête effectuée auprès des ingénieures de la région de Québec révèle, par exemple, qu’un tiers d’entre elles croient qu’il existe bel et bien de la discrimination dans l’octroi des promotions et l’attribution des tâches. Dans une autre enquête, menée celle-là auprès du personnel de la fonction publique fédérale (14% des gestionnaires étaient des femmes en 1989), la majorité des femmes cadres pensent qu’un « plafonnement voilé » existe et que les femmes doivent être meilleures que leurs confrères pour gravir les échelons. « Encore aujourd’hui, le portrait-robot du parfait gestionnaire, homme», remarque Nicole Barbeau, directrice des services administratifs à Emploi et Immigration Canada (pour la région du Québec). « Pour passer à travers, ajoute-t-elle, il faut être persévérante! »

Les étapes franchies

Mais on peut se consoler, on a fait du chemin! Félicia Natanson est ingénieure civile et administratrice de contrats chez Lavalin (devenu depuis SNC-Lavalin). Roumaine d’origine, elle se souvient de son arrivée au Québec en 1975 : « On ne croyait tout simplement pas que j’étais ingénieure. Partout on me disait : On n’a pas besoin d’une secrétaire. » Soudeuse à l’emploi de la Défense Nationale, Lucie Ramsay a aussi quelques mauvais souvenirs dans ses bagages : « A la fin de mon cours, il y a douze ans, je me cognais le nez sur toutes les portes. Les employeurs ajoutaient même : « Pas la peine de remplir une demande d’emploi, on n’a pas de toilettes pour les femmes! »
« Les toilettes, c’était le prétexte des années 80!, lance Marie-Claude Martel, directrice d’Options Non traditionnelles. Aujourd’hui, il n’y a plus un employeur qui oserait nous dire ça! Depuis cinq ans, les préjugés sont moins ancrés, moins exprimés. Le plus difficile, poursuit-elle, c’est d’ouvrir les portes d’une entreprise. Une fois que c’est fait, souvent les employeurs nous rappellent en disant : « Avez-vous d’autres femmes à m’envoyer? Quand c’est elles qui font le travail. c’est bien fait! »
« Les gens nous disent qu’ils sont contents de voir des femmes entretenir les plates-bandes ou encore s’occuper de la signalisation routière pendant les opérations de déneigement » , constate Michèle Larose, responsable des programmes d’accès à l’égalité à la Ville de Montréal. Une recherche effectuée auprès des chauffeuses d’autobus de la Ville de Québec montre qu’en général, elles se sentent bien acceptées par la clientèle. On leur dit qu’elles sont plus patientes, plus souriantes, plus prudentes et plus douces sur la pédale de frein. . .

Du pain sur la planche

Les travailleuses non traditionnelles referaient-elles le même choix? Toutes répondent par un oui non équivoque, mais elles souhaitent certaines améliorations. « J’aimerais que les outils soient modifiés, ils sont parfois durs à manipuler», constate Lise Hardy. « Cette nécessité d’adapter l’environnement de travail à la main-d’œuvre féminine est primordiale, observe Marie-Claude Martel. Les outillages, les vêtements, les aménagements. . . tout a été conçu pour les hommes! Les entreprises font certains efforts, mais ça bouge très lentement. » Les femmes ont également besoin d’horaires mieux adaptés à leurs responsabilités familiales, de congés de maternité qui les protègent davantage de garderies capables de les accommoder quand elles travaillent le soir et la nuit. Il est aussi nécessaire de préparer le terrain pour celles qui arrivent. « Les employeurs ont leur part faire, insiste Marie-Claude Martel. Il leur revient de sensibiliser leurs employés masculins et de travailler à bâtir un milieu de travail exempt de sexisme et de harcèlement. »

Femmes demandées

Mais ce que ces défricheuses souhaitent par-dessus tout, c’est. . . d’autres femmes à leur côté! Peu importe où elles se situent dans la hiérarchie, elles trouvent difficile d’être le point de mire. « Quand t’es la seule fille du groupe, on t’observe à la loupe et ta marge d’erreur est très restreinte » , constate Denise Gianni. « Comme on est peu nombreuses dans les postes de haute direction, pense pour sa part Louise Rancourt, on est « ciblées » et le moindre accroc est pointé du doigt. » Elles souffrent aussi d’être privées de contacts sociaux et professionnels au sein de leur milieu de travail. « Le fait d’être isolées et de ne pas avoir un réseau d’information et d’entraide est un handicap majeur pour les femmes», constate Louise Rancourt. C’est pour pallier cette difficulté que de plus en plus de professionnelles et de gestionnaires se joignent à l’Association des femmes d’affaires présente dans 24 endroits au Québec. « On a créé un réseau de « cellules d’entraide», explique l’attachée de presse Yvonne Simard. On a des activités, des déjeuners-causerie, un voyage de pêche annuel. Ici les femmes bâtissent des solidarités et des complicités. Elles veillent à leur promotion et à leur visibilité. »

Explorer le filon

Que peut-on espérer de l’avenir? Ce qu’il faut d’abord souhaiter, pense Diane-Gabrielle Tremblay, économiste du travail, c’est une relance économique. « Les programmes d’accès à l’égalité ont un caractère fort intéressant, dit-elle, mais ils se butent à un problème de taille : le faible taux d’embauche. Et comme les femmes sont souvent les dernières entrées, elles risquent aussi d’être les premières à partir quand il y a des mises à pied. » « Mais il reste que les secteurs non traditionnels offrent en général de bonnes perspectives d’avenir » , assure Murielle Angers-Turpin. Les employeurs sont très intéressés par ce nouveau bassin de main-d’œuvre potentielle que sont les femmes, dit-elle, et souvent, leur grande difficulté, c’est le recrutement. « On en veut des femmes, assure Marie-France Goyer d’Hydro-Québec, mais comme bien d’autres entreprises, le problème qu’on a, c’est d’en trouver! » «Sur la Côte-Nord, les entreprises réclament aussi des candidates», explique Micheline Simard, directrice du Centre Émersion, un organisme dont l’objectif est d’améliorer les conditions de vie des femmes par leur insertion au marché du travail. « Nous, on s’est donné comme mission de créer un réservoir de travailleuses disponibles, dit-elle. Dans la région, les emplois payants sont du côté de la métallurgie. Des salaires de 36 000 $ par année avec des garanties d’emploi et un fonds de pension, ce n’est pas à dédaigner! » Même son de cloche dans le secteur des affaires. « Pour nous assurer une représentation équitable de femmes dans les postes de cadres, nous recrutons des étudiantes dans les universités, dit Suzanne Girard du Programme d’équité à la Banque Nationale. Ces jeunes filles vont grimper les échelons. Dans sept ou huit ans, elles vont être prêtes à diriger des succursales. » Les entreprises affirment qu’elles n’ont plus les moyens de se passer de la compétence des femmes et les femmes n’ont pas les moyens d’ignorer les emplois non traditionnels. Pénétrer les forteresses masculines, ça ne demande pas une force herculéenne. . . Celles qui l’ont fait ne le regrettent pas. Mais si on leur offrait un peu de renfort, elles ne diraient pas non. . .