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Ces filles qu’on cyberintimide

Les cyberintimidateurs ne sont pas toujours des délinquants sexuels. Souvent, ce sont des jeunes qui s’attaquent à un ou une camarade de classe. Dans leur mire : des filles, en majorité.

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Les cyberintimidateurs ne sont pas toujours des délinquants sexuels. Souvent, ce sont des jeunes qui s’attaquent à un ou une camarade de classe. Dans leur mire : des filles, en majorité.

Toutes les histoires de cyberintimidation ne se soldent évidemment pas par un suicide. Pourtant, celle, tristement célèbre, de Phœbe Prince n’en demeure pas moins éclairante. Cette adolescente irlandaise, nouvellement installée au Massachusetts, s’est rapidement fait aimer du garçon populaire de l’école, ce qui a contrarié un groupe d’élèves. Ceux-ci ont alors entrepris de lui pourrir l’existence, notamment par l’envoi de messages textes et en l’injuriant sur sa page Facebook. Anéantie, l’adolescente s’est enlevé la vie en janvier 2010. Une preuve percutante que la cyberintimidation n’est pas toujours l’affaire de délinquants sexuels. Elle se passe souvent entre jeunes et implique des filles dans la majorité des cas.

Photographie de Nadia Seraiocco.
Nadia Seraiocco, spécialiste des communications Web et des médias sociaux. » title= »Photographie de Nadia Seraiocco, spécialiste des communications Web et des médias sociaux

Ici comme aux États-Unis, le phénomène est en hausse. Les experts en la matière rappellent qu’il s’agit du même vieux problème de l’intimidation : harcèlement, discrimination, menaces, exclusion, etc. Ce qui a changé, c’est le mode d’expression, passant de la cour d’école à un environnement en ligne hautement public. « Le Web demande moins d’aplomb pour l’intimidateur, car il n’est pas en face de la personne », explique Nadia Seraiocco, spécialiste des communications Web et des médias sociaux, conférencière, blogueuse et coauteure de l’ouvrage d’affaires Les médias sociaux 101, paru en 2010. « Seul devant son clavier, il peut même croire que son geste est sans conséquence. Et il n’y a pas que les adolescents qui commettent cette erreur de jugement. Des adultes et même des journalistes se sont retrouvés dans des situations fâcheuses en ne réalisant pas la portée de leurs mots sur Internet. »

Selon les résultats d’un sondage CROP-CSQ mené en mars 2008 et en février 2011, 72 % des victimes de cyberintimidation sont des filles. Quelques facteurs peuvent expliquer ce pourcentage très élevé. Le fait, d’abord, qu’on trouve plus facilement sur le Web de l’intimidation à caractère sexuel et que, dans le cyberespace comme dans la vraie vie, les filles en sont plus couramment victimes. « À l’adolescence, les filles sont plus vulnérables à la cyberintimidation que les garçons, notamment parce qu’elles font moins de distinction entre l’espace public et l’espace privé », signale Shaheen Shariff, professeure au Département des études intégrées en éducation à l’Université McGill et chercheuse affiliée au Centre de recherche sur Internet et la société de l’Université Stanford. « Elles partagent donc plus facilement des informations intimes, alors que celles-ci peuvent être diffusées sans leur consentement. »

Autre facteur : on compte parmi les cyberintimidateurs un pourcentage non négligeable de filles, qui auraient tendance à s’en prendre principalement à d’autres filles. Le sondage révèle que la cyberintimidation pratiquée en groupe, notamment pour exclure une personne de ce groupe, est plus fréquente chez les filles (54 % des cas). Dans Les filles agressives, publié par le Centre national d’information sur la violence dans la famille, Sibylle Artz, professeure et chercheuse à l’Université de Victoria, explique que les intimidatrices auraient tendance « à manipuler les groupes sociaux en usant d’épithètes blessantes et de la violence verbale et en faisant circuler des rumeurs qui peuvent nuire à l’amitié entre d’autres filles ou exclure certaines filles d’un cercle social ». De fait, selon des rapports canadiens publiés par le Centre, le comportement agressif des filles serait plus souvent indirect, comparativement à celui des garçons, qui se manifeste surtout par des coups, des bousculades ou des menaces.

De l’inaction à l’éducation

Catherine* a été victime de cyberintimidation alors qu’elle avait 18 ans. Après qu’elle eut rompu avec son copain, celui-ci s’est mis à la harceler par clavardage. « Il m’envoyait des messages qui étaient carrément des menaces. Ses mots étaient violents. Quand j’ai vu qu’il ne me lâchait pas, je l’ai menacé d’appeler la police et je l’ai bloqué sur tous les réseaux. J’ai fini par avoir la paix. »

Aujourd’hui étudiante à l’université, Catherine regrette de ne pas avoir joint le geste à la parole, à l’époque. « Mes parents insistaient pour que j’appelle la police, mais je croyais que mon cas n’était pas assez grave. Je pensais à ces filles qui se font violer et je me disais que j’allais déranger les autorités pour rien avec mes petites histoires d’intimidation sur MSN. Si c’était à refaire, j’appellerais sans hésiter! »

Photographie de Shaheen Shariff.
Shaheen Shariff, professeure au Département des études intégrées en éducation à l’Université McGill

Catherine aurait en effet été en droit de contacter les autorités policières. Sur son site, le ministère de la Sécurité publique conseille d’enregistrer tout message de harcèlement et d’alerter la police si l’intimidation comporte des menaces. Car la loi protège les victimes de cyberintimidation. Au civil, un cyber intimidateur peut être accusé de diffamation. Dans le droit pénal, la diffamation, tout autant que le harcèlement, est considérée comme un crime. Si elles existent depuis un certain temps, ces lois sont rarement connues des victimes… et même des intimidateurs.

Amélie* a également vécu de la cyberintimidation quand elle était au secondaire. Pas d’ex harceleur ici, mais une fille (une amie à l’époque), qui entraîne six autres amis à écrire en ligne des mots injurieux à son sujet. On la traite de « poufiasse », de « salope » et d’autres vulgarités du genre, au vu et au su de centaines d’amis Facebook communs. La raison de cette hargne : l’examoureux de l’instigatrice de cette intimidation fréquente maintenant Amélie. Pour éviter que cette campagne de dénigrement et d’exclusion n’aille trop loin, Amélie s’arme de courage et en parle à deux professeurs de sa polyvalente. L’un d’eux la consolera, sans intervenir. L’autre choisira d’intervenir dans son cours, que suivent plusieurs des adolescents impliqués. « Ça les a calmés, rapporte Amélie. Mais je me souviens que lorsque je me suis confiée à ce professeur, il a laissé entendre que j’étais aussi fautive dans cette histoire. J’avoue m’être sentie seule et incomprise. »

Luc Allaire est conseiller à l’action professionnelle et sociale à la Centrale des syndicats du Québec (CSQ). Il admet que certains professeurs peuvent se sentir dépassés. Car bien qu’il soit lié à des événements qui ont eu lieu à l’école, ce type d’intimidation se déroule le plus souvent à la maison. Dans le cas de Phœbe Prince, la cour a d’ailleurs blâmé l’inaction de l’école, pourtant au courant des faits. Il ne faut donc pas seulement sensibiliser les jeunes. Les parents et les directions d’école aussi. Mais encore faut-il que ces dernières aient une ligne d’action claire et les moyens de l’exécuter. Le sondage CROP-CSQ montre que le personnel des écoles souhaite un engagement plus soutenu de la part de son établissement. Moins de 20% des répondants ont indiqué que leur école possédait un règlement compris et appliqué relativement à la cyberintimidation.

En 2008, le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS) a lancé un vaste plan d’action comptant une vingtaine de mesures, qui visait à soutenir les commissions scolaires et les écoles dans la prévention et le traitement de la violence. Trois ans plus tard, et avec une hausse des cas de cyberintimidation, la CSQ estime que ce plan n’a pas rempli ses promesses. « Sur papier, ce plan d’action est très bien, mais en réalité, le MELS n’a pas fait ce qui était prévu, constate Luc Allaire. Par exemple, on devait avoir dès 2008 un portrait de la situation de la violence en milieu scolaire. Or, il n’a toujours pas été réalisé. C’est pourtant essentiel de connaître la situation pour bien cibler nos interventions. » Aujourd’hui, plus du tiers des personnes travaillant dans le réseau de l’éducation ne savent pas si le plan d’action a été implanté dans leur école. « Il est là le problème, soutient le conseiller. Le MELS ne réussit pas à faire passer le message. »

À la Direction des communications du MELS, le responsable des relations avec la presse, Pierre Noël, assure que le plan se poursuit et que les budgets sont reconduits. Dans sa seconde phase, on promet notamment de « renforcer le soutien et l’accompagnement des commissions scolaires et des écoles dans la mise en place de leur stratégie d’intervention, d’améliorer les communications pour mieux faire connaître les actions mises en place et les ressources qui existent et de suivre de façon rigoureuse la mise en œuvre du plan d’action ».

Ce qui devrait réjouir Nadia Seraiocco et Shaheen Shariff, qui sont du même avis que Luc Allaire : l’heure d’éduquer les jeunes et d’en faire des cybercitoyens responsables a sonné. « Les jeunes sont des “natifs numériques”, rappelle Mme Seraiocco. Il y a pourtant un vide sur ce plan dans notre système d’éducation. L’école a assurément un rôle à jouer, car ces jeunes devront plus tard composer avec les médias sociaux dans leurs occupations professionnelles. Il faut leur apprendre dès maintenant l’éthique et les règles de sécurité. De la même manière qu’on leur apprend à être prudents dans la rue. »

  1. * Prénom fictif