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Conférence mondiale Beijing + 5 : la planète femmes

Dix mille personnes ont débarqué à New York début juin pour régler le sort des femmes dans le monde. Enjeux les plus explosifs ?

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Dix mille personnes ont débarqué à New York début juin pour régler le sort des femmes dans le monde. Enjeux les plus explosifs? Les droits sexuels et reproductifs, et l’impact de la mondialisation. Les forces d’inertie? L’alliance Vatican-Islam, la montée des groupes de droite antiféministes et la complicité silencieuse des États occidentaux. La Gazette des femmes y était. Survol accéléré de la planète des femmes.

« Don’t fight for paper, fight for action! » Dans l’amphithéâtre 4, au cœur de l’édifice de l’Organisation des Nations Unies (ONU), le cri de la Polonaise est applaudi. C’est qu’en ce mercredi 7 juin, troisième jour de la Conférence Beijing + 5, tout semble en suspens. Les féministes d’Europe et d’Amérique du Nord réunies ici sont pessimistes : ailleurs dans l’immense labyrinthe onusien, les déléguées officielles des 180 États membres sont en train de négocier à l’arraché une déclaration commune. Et ça va mal. Le processus achoppe sur plusieurs sujets controversés : droits sexuels et reproductifs, avortement, lesbianisme, effets de la mondialisation, etc. Le « papier » final, avec les engagements des États, sera-t-il en deçà du programme d’action révolutionnaire adopté il y a cinq ans à Beijing?

Après Mexico (1975), Copenhague (1980) et Nairobi (1985), la Quatrième Conférence mondiale sur les femmes (1995) a réuni en Chine 6 000 personnes représentant les gouvernements… et 30 000 militantes des organisations non gouvernementales (ONG). Plus concrètement que jamais, les États s’y engageaient à promouvoir l’égalité des sexes, par un programme d’action assorti d’objectifs pour chacun des douze domaines critiques : pauvreté, éducation et formation, santé, violence, conflits armés, économie, structures de pouvoir et prise de décision, mécanismes institutionnels, droits fondamentaux, médias, environnement, protection des fillettes.

Ce beau programme est-il resté lettre morte? Malgré quelques progrès, la plupart des pays n’ont pas respecté leurs engagements. En 1999, les Nations Unies entamaient une évaluation systématique : rapports nationaux, rapports alternatifs des ONG, réunions préparatoires dans les grandes régions du monde, études. Le processus culmine à New York, lors d’une session extraordinaire de l’Assemblée générale de l’ONU, ayant pour thème « Les femmes en l’an 2000 : égalité entre les sexes, développement et paix pour le XXIe siècle. »

La grande tour qui surplombe l’East River a pris des allures de bazar… hypercontrôlé par la sécurité. Les diplomates veston-cravate côtoient des milliers d’Africaines en boubous éclatants, d’activistes en tee-shirts, de féministes BCBG en tailleurs de soie, de musulmanes voilées. Simultanément, les ministres vantent en réunion plénière les réalisations de leur gouvernement, les déléguées officielles débattent de la déclaration finale, et les ONG multiplient les caucus sectoriels (jeunes, santé, etc.) ou régionaux. D’autres lieux de Manhattan — dont, juste en face, le bourdonnant Church Center — accueillent des centaines d’activités parallèles. Partout, des enjeux complexes, une perception kaléidoscopique.

Mercredi, 12 h. La projection en anglais du film Des marelles et des petites filles, de la Québécoise Marquise Lepage, s’achève. L’auditoire international réagit comme celui de Montréal, avec les mêmes exclamations horrifiées devant les scènes d’excision.

Deux étages plus haut, le Fonds de l’ONU pour le développement des femmes (UNIFEM) lance un rapport sur les progrès économiques et politiques des femmes à l’heure de la mondialisation. Plutôt décourageant : 70 % des 1,2 milliard d’humains vivant dans la pauvreté sont des femmes, mais aucune des conférences mondiales n’a fixé d’objectif précis pour réduire la féminisation de la pauvreté. Le pourcentage de femmes payées pour leur travail n’atteint 50 % que dans une minorité de pays. « En général, explique Nœleen Heyser, directrice d’UNIFEM, le travail des femmes, concentré dans le secteur non structuré de l’économie, demeure invisible aux décideurs économiques, que ce soit élever sa famille, vendre des objets dans la rue, fabriquer des tapis dans sa cave ou cultiver la terre… »

De plus, déplore Heyser, la mondialisation a des effets pervers. Les programmes d’ajustement structurel exigés par le Fonds monétaire international, par exemple, aggravent plus qu’ils n’améliorent les conditions des femmes. « La croissance ne coule pas automatiquement vers les plus pauvres. Au contraire, elle peut provoquer de plus grandes inégalités. » Des Africaines le confirmeront : leur pauvreté déjà extrême — la majorité vivent avec moins de 1 $ par jour — est amplifiée quand leurs gouvernements privatisent les services publics, mettent à pied des femmes fonctionnaires, coupent les prix donnés aux agricultrices, etc. « Les pays riches ne parlent plus d’aide, mais d’investissement, dit une Soudanaise, et nous, les femmes, y perdons des acquis. Quant aux grandes corporations multinationales, on ne peut même pas leur demander des comptes. Elles débarquent et font ce qu’elles veulent, baissent les salaires, tiennent nos gouvernements par les c… »

Vers 15 h, salle 4, se termine le forum sur la sexualité et les droits de la personne, convoqué par le Caucus lesbien. « Le lesbianisme, c’est le problème du Nord, pas de l’Afrique, s’écrie une Nigériane. Nous, les Africaines, avons d’autres priorités et nous devons parler d’une seule voix. Nos pays sont pauvres, ravagés par le sida… Nous manquons d’argent, d’eau potable, d’électricité, nous sommes analphabètes. »

Liz Frank écoute tout cela avec un sourire. Cette Américaine d’origine et sa copine Elisabeth Khaxas, directrice de l’organisme Sister Namibia, se battent devant la Cour suprême de Namibie pour faire reconnaître leur couple, un droit acquis récemment par les gays d’Afrique du Sud. Mais la SWAPO (l’Organisation du peuple du sud-ouest africain), au pouvoir en Namibie, s’y oppose violemment. À la fin de la table ronde, Liz et Elisabeth sont entourées de femmes curieuses : comment peut-on faire « ça » avec une femme? Qui joue l’homme dans leur couple? La conversation, amicale, se termine par une photo collective.

Apparence trompeuse : le lesbianisme, comme l’avortement, est l’un des enjeux explosifs de New York. La plate-forme de Beijing affirme que les femmes ont un droit fondamental à décider librement en matière de sexualité et de santé reproductive. Ce qui inclut implicitement l’orientation sexuelle et le droit d’avorter. Pas question, répliquent le Vatican et une poignée de pays conservateurs, certains musulmans, dont la Libye, le Soudan, l’Irak, l’Iran, l’Algérie, d’autres catholiques, comme le Nicaragua, la Pologne et l’Argentine, appuyés par une petite armada de groupes provie. Comme à Beijing en 1995, cette coalition d’intégristes hante les corridors, ralentit les débats officiels, fait pression sur les déléguées du Sud.

Bousculée dans la cohue, une quinquagénaire grisonnante renverse son café brûlant. Jane Head, de Droit à la vie international, sort d’une conférence de presse où, avec d’autres leaders du lobby provie, elle a dénoncé les « droits sexuels », l’expression « radicale et dangereuse utilisée par les pays riches pour attaquer les cultures des pays du tiers monde. » « Un terme aussi élastique, dit-elle, peut encourager les comportements homosexuels, la prostitution et même donner des droits sexuels aux enfants : chacun peut faire n’importe quoi avec n’importe qui dès l’âge de 10 ans! C’est nier les droits parentaux et la famille traditionnelle. »

Coïncidence : la responsable du café renversé, Maria Antonietta Alcade, 25 ans, travaille à Mexico pour Elije, un réseau de jeunes pour les droits sexuels et reproductifs. « Chez nous, personne ne reconnaît la sexualité des jeunes. Il n’y a pas d’éducation sexuelle, peu d’accès à la contraception. L’avortement est illégal, sauf en cas de viol ou si la vie de la mère est menacée. Récemment, dans l’État de Baja California, une fille de 13 ans, Paolina, a été violée et est tombée enceinte. La cour lui a donné le droit d’avorter, mais le procureur l’a forcée à rencontrer un prêtre et des militants provie. Finalement, aucun médecin n’a voulu pratiquer l’intervention et elle a dû avoir l’enfant. »

Aussi jeune que Maria Alcade, la Canadienne Anna Halpine représente ici l’Alliance mondiale des jeunes, fondée en 1999, afin, dit-elle, « de défendre le développement, la famille et la vie. » Arrachée un instant à son cellulaire, elle justifie habilement son action : « La priorité des femmes du Sud n’est pas l’accès à la contraception, mais l’accès à de l’eau propre, à la santé, à l’éducation. En Haïti, par exemple, 93 % des femmes ont accès à des contraceptifs (ah oui?), mais seulement 18 % ont accès à l’eau. »

Head et Halpine, qui ont de forts alliés politiques, font circuler une lettre signée par 24 membres du Congrès américain et dénonçant les positions prochoix de la délégation américaine à Beijing + 5. Halpine nie vigoureusement — « C’est de l’hystérie! » — faire partie d’un complot d’activistes de droite. Pourtant… L’Institut de recherches et d’études féministes de l’Université du Québec à Montréal a publié en mai une étude des groupes de droite antiféministes de plus en plus actifs aux Nations Unies. Anick Druelle y décrit les stratégies concertées des douze principaux, dont real Women et Alliance for Life du Canada. Halpine est l’une des stars montantes de cette mouvance.

Plusieurs militantes ont subi leurs techniques d’intimidation. Lors de la Commission préparatoire de Beijing + 5, tenue à New York en mars 2000, ces apôtres de la famille ont réussi à obtenir l’accréditation de plus de 350 personnes, dont une trentaine de franciscains en habit, et ont ensuite inondé certains caucus, Bibles en mains, gênant la procédure et harcelant les déléguées.

Joyce Braak, médecin et présidente du Caucus des ONG sur la santé, raconte avoir alors été suivie aux toilettes et encerclée par une trentaine de militantes provie très agressives… Elle veut cependant élargir le débat, convaincue que les forces qui entravent ici les progrès des femmes sont beaucoup plus larges que la coalition Holy See (Vatican/provie/Islam intégriste). « Les problèmes de santé des femmes sont presque toujours causés par un manque de droits. La plupart des pays admettent ce lien, à l’exception d’une minorité. Pas forcément par intégrisme religieux, comme on le dit… mais souvent par intégrisme politique! Le même jour, j’ai vu le Soudan, le Pakistan, le Nigeria et Cuba s’opposer à une mesure progressiste. Vous savez, la religion, la famille et la culture sont les masques qu’on utilise pour cacher et entretenir le sexisme. Pourtant, les droits des femmes sont des droits humains fondamentaux qui devraient prévaloir sur n’importe quelle politique nationale. »

Mercredi toujours, fin de journée : rencontre de tous les caucus régionaux. Les ONG sont mécontentes de la lenteur des négociations, des compromis acceptés par l’Europe et le JUSCANZ (la coalition des pays dits progressistes, incluant le Canada, les États-Unis et l’Australie). Pamela, du caucus Asie-Pacifique, résume : « Les gains de Beijing sont en train de se diluer. L’Ouest n’accepte pas de discuter de la mondialisation. Le Sud n’accepte pas les droits sexuels et reproductifs. »

Des pétitions circulent. On dénonce les « tactiques d’une poignée de pays qui font obstruction au consensus à l’ONU et menacent la vie des femmes chez eux », on condamne la complicité silencieuse des États occidentaux devant cette érosion, on presse l’ONU d’exercer plus de leadership. La nuit sera longue. Des militantes partent assiéger les délégations officielles. D’autres restent là, à écouter Sarah Jones — et à rire jaune (voir l’encadré : Les sept lois de Sarah Jones).

Jeudi, 9 h. Matin lumineux sur New York, les flots de l’East River, la cavalcade des taxis jaunes remontant la 1re Avenue. Le petit parc Ralph Bunche, juste en face des Nations Unies, est vite rempli par la manifestation très colorée du Caucus contre la violence faite aux femmes, qui réunit une centaine de groupes du Nord et du Sud.

Des femmes de toutes origines brandissent sur des affiches rouges tous les noms de cette violence : crimes d’honneur ou infanticide, trafic sexuel ou polygamie, mariages forcés ou excision… Une liste insupportable. Le Programme d’action de Beijing avait reconnu la plupart de ces crimes. Mais très peu d’États ont eu depuis 1995 la volonté politique de les réprimer, déplore au micro l’une des porte-parole. « Par ailleurs, la violence a augmenté, elle prend de nouvelles formes avec la mondialisation (qui, en accélérant la féminisation de la pauvreté, aggrave la prostitution et le trafic sexuel), la militarisation et la montée du fondamentalisme religieux. Plus de femmes et de fillettes en sont victimes. »

Deux policiers armés s’interposent, exigent un permis que les organisatrices ont pris soin d’obtenir. La ronde des témoignages repart, sous leurs yeux blasés. On rappelle pourtant des horreurs : les adolescentes défigurées à l’acide au Bangladesh, les meurtres liés à la dot en Inde, les crimes d’honneur au Pakistan, le trafic sexuel des femmes et des enfants avec son chiffre d’affaires de 8 milliards de dollars par an, les deux millions de fillettes encore excisées chaque année malgré les lois adoptées en Côte d’Ivoire et au Sénégal ainsi que les efforts d’autres pays africains…

Zoya Rouhana coordonne à Beyrouth la Cour des femmes, une cour populaire et symbolique créée il y a cinq ans pour combattre toutes les formes de violence imposées aux femmes arabes. Cette coalition active dans tout le Maghreb fait du lobbying auprès des gouvernements arabes et mène actuellement une vaste campagne pour les droits des femmes, contre la polygamie, les crimes d’honneur. « Au Liban même, nous venons de créer un conseil contre la violence… qui ne reçoit aucune reconnaissance officielle. La société libanaise a toujours caché la violence domestique. Alors la résistance est énorme : toutes les militantes sont accusées de détruire la famille et les valeurs. Le ministre de l’Intérieur a tardé à nous donner le permis. Les cours, toutes religieuses, ne collaborent pas. Et pourtant, chez nous, la pire violence est inscrite dans les lois. Nous opérons un service d’aide téléphonique et un refuge : une femme battue n’a absolument aucun recours pour se plaindre. C’est vraiment une tragédie, qui va jusqu’aux crimes d’honneur, moins nombreux qu’en Jordanie, mais impunis. »

Comment mettre fin à toute cette violence « privée »? Plus tard, à l’intérieur des murs de l’ONU, des hommes en appelleront à l’urgence de sensibiliser les hommes dès l’enfance, et des ministres admettront que les gouvernements ne combattent pas vraiment la violence conjugale malgré l’énormité de ses coûts sociaux. Pendant ce temps, au Church Center, l’agence Inter-Presse lancera un manuel pour former les journalistes à traiter la violence faite aux femmes autrement que par le sensationnalisme… ou le silence. Malheureusement, on n’a pas prévu assez de copies!

Entre-temps, sous le soleil qui chauffe, les manifestantes clament qu’a augmenté aussi la violence perpétrée en temps de conflit armé, que le viol des civiles devient systématique. Qui peut se fermer les yeux depuis la guerre civile en Yougoslavie, le génocide au Rwanda, les massacres au Timor oriental? Sous la pression des féministes, les Nations Unies ont reconnu, en créant le Tribunal pénal international, que le viol, l’esclavage sexuel, la reproduction ou la stérilisation forcées sont des crimes de guerre. Des 30 millions de personnes déplacées par les conflits, 80 % sont des femmes et des enfants, évaluera plus tard dans la journée Olara Otunnu, représentant de Kofi Annan. « Les femmes et les enfants sont parqués dans des camps, sans services essentiels, dans des abris improvisés. L’aide humanitaire étant mal organisée ou détournée, les femmes sont souvent forcées à la prostitution et à l’esclavage sexuel. »

Une petite sexagénaire souriante distribue ses dépliants. Yayori Matsui, présidente de Violence Against Women in War-Network au Japon, est au centre d’un projet extraordinaire : « Nous voulons rendre justice aux 200 000 femmes dont l’Armée impériale japonaise a fait ses esclaves sexuelles, pendant la guerre du Pacifique (1931-1945). Mais mon pays nie toujours ces crimes de guerre. » Les comfort women qui ont survécu, en Corée, aux Philippines et ailleurs, ont l’appui très organisé d’une vaste coalition internationale de féministes et de juristes. Du 8 au 10 décembre, à Tokyo, aura donc lieu le Tribunal international des femmes sur les crimes de guerre et l’esclavage sexuel perpétré par l’armée du Japon. L’objectif, double, est de forcer l’État japonais à reconnaître ses torts et de lutter contre la violence sexuelle encore imposée en temps de conflit. D’ailleurs, le tribunal sera suivi, le 11, d’audiences publiques où témoigneront les victimes de conflits plus récents : Afghanistan, Birmanie, Timor oriental, Sri Lanka, Ex-Yougoslavie, Algérie. Pas une région du monde qui ne soit touchée.

Les armes déposées, les femmes qui survivent à la guerre ont la charge de rebâtir le tissu social du pays en ruines, sans pour autant participer aux décisions, ni aux traités de paix, ni aux ententes de reconstruction. Helen Bash-Taqi est venue pour cela de Sierra Leone, où elle travaille dans le domaine de la protection de la jeunesse avec l’organisme White Ribbon. Elle veut que les femmes soient impliquées dans le processus de paix. « Chez nous, les dirigeants n’y croient pas, alors que les femmes et les enfants ont été les premières victimes de la guerre. Je suis ici pour créer des liens et obtenir le soutien des femmes d’ailleurs. »

La Congolaise Léa Winnie Wawina est plus désespérée. C’est que les combats font rage entre les soldats rwandais et ougandais qui occupent son pays, malgré les protestations de Kofi Annan. « Les civils tombent par centaines. Les Ougandais surtout, ce sont des bêtes, les femmes sont violées par eux, enterrées vivantes ou infectées exprès par un régiment de 3 000 soldats sidéens… » Cette féministe, fonctionnaire du gouvernement Kabila, est à New York — à ses propres frais, dit-elle — pour alerter l’opinion quant à la gravité des violations des droits.

D’autres femmes sont là par simple solidarité comme Randi Gran Torring. Elle est de Fokus, un regroupement norvégien qui travaille surtout en solidarité avec le Sud. Pour elle, les priorités des Norvégiennes sont d’amener les hommes à prendre leurs responsabilités dans la sphère privée et d’augmenter le pourcentage de femmes chefs d’entreprise, bloqué à 4 %. Surprise : la Norvège n’est-elle pas l’un de ces pays nordiques tellement en avance, avec ses généreux congés parentaux et ses 36,4 % de femmes parlementaires?

Jeudi toujours, vers midi, spectacle incroyable. Massées sur l’esplanade, des centaines de personnes applaudissent le passage sur l’East River, juste au pied des Nations Unies, d’un grand voilier de bois aux couleurs de « See Change ». « See Change », référence moqueuse à « Holy See », est le nom de la campagne lancée par les catholiques pour le libre-choix, et appuyée par 525 ONG, pour dénoncer le Vatican. On accuse l’État papal de saper les droits — reproductifs notamment — des femmes, et on demande à l’ONU de lui enlever son statut d’observateur.

De l’autre côté de la 1re Avenue, au coin de la 47e Rue, la Marche mondiale des femmes en l’an 2000 prépare sa manifestation, sans permis ni mégaphone. Les femmes affluent par grappes joyeuses, après avoir attrapé au passage un hot-dog ou un bretzel chaud. Des contacts se refont, d’innombrables photos se prennent. Certaines, peut-être pour échapper un peu à la lourdeur des enjeux débattus, ont fait un petit détour de magasinage. On en rit : après le gender approach, le gender tourism? Et puis on revient aux choses sérieuses. On apprend que, vu la lenteur des négociations et l’obstruction continue de certains États, Kofi Annan vient — fait rare — d’intervenir en enjoignant aux États de « non seulement protéger mais d’accroître les gains de Beijing. »

Les manifestantes le disent encore plus clairement : « Non à Beijing… moins cinq! » Des jeunes font cercle avec des banderoles, la bouche fermée d’une étiquette BEIJING — 5, pendant que s’agglutinent les déléguées officielles et les militantes d’ONG, avec bien sûr beaucoup de Québécoises et de Canadiennes.

Pour la Marche mondiale, une initiative québécoise devenue mobilisation internationale, c’est un moment clé. Françoise David et Diane Matte, de la Fédération des femmes du Québec, rappellent les objectifs de cette marche contre la pauvreté et la violence. Elles annoncent les grands rendez-vous de l’automne, dans chaque région du monde, puis ici, aux États-Unis. Le 15 octobre à Washington, pour assiéger le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Et deux jours plus tard, le 17, à New York, afin de remettre à Kofi Annan les millions de cartes d’appui recueillies partout au monde (voir l’encadré : « La Marche du Québec »). Près d’elles, Charlotte Bunch, blonde et charismatique, directrice du Centre pour le leadership global des femmes de l’Université Rutgers, éminence grise du puissant Comité de coordination des ONG présentes à New York. Que cette féministe de pouvoir, habituée de l’ONU, appuie une initiative issue du terrain semble une autre preuve de la crédibilité incontournable acquise depuis un an par la Marche des femmes.

D’ailleurs, c’est Françoise David qui s’adressera demain, vendredi, à l’Assemblée générale et à Kofi Annan, au nom des ONG d’Europe et d’Amérique du Nord. Elle dénoncera, entre autres, la pauvreté grandissante des femmes, en particulier en Europe de l’Est, « là où les économies en transition et la libéralisation ont entraîné une chute brutale des conditions de vie des populations », facilitant le trafic sexuel vers l’ouest de milliers de femmes. Elle redira non à la guerre et aux marchands d’armes qui ont jeté sur les routes tant de femmes et d’enfants. Elle redemandera aux gouvernements de respecter le droit à la santé sexuelle et reproductive et de mettre fin à toutes les formes de violence faites aux femmes. Enfin, parce qu’il faut plus que « des vœux pieux et des discours », elle exigera des États des actions concrètes, des indicateurs de mesure, des échéanciers… et, en 2005, une autre conférence mondiale.

Jeudi après-midi, dans une salle surchauffée du Church Center : la Ligue musulmane mondiale réagit au processus de Beijing + 5. Sept femmes voilées à l’avant, des hommes barbus à l’arrière, un auditoire surtout arabe et musulman. Le message est clair : les recommandations de Beijing quant aux relations entre les sexes sont inacceptables. « Nous, comme musulmanes, ne reconnaissons pas l’ONU comme source de nos croyances religieuses et valeurs morales. Elles nous sont dictées par la charia, la loi suprême révélée dans le Coran. Les actes sexuels prémaritaux, extramaritaux, homosexuels et lesbiens sont des vices. Les légaliser équivaudrait à abandonner notre religion […] en plus de détruire la moralité, étendre les maladies, rompre les familles. »

Une anthropologue invoque l’histoire glorieuse et méconnue des musulmanes, avant de s’attaquer à des concepts chers aux féministes. « Quand elles disent empowerment, elles veulent enlever le pouvoir aux hommes… Mais nous ne voulons pas enlever le pouvoir aux hommes de nos familles pour le donner aux hommes de l’ONU ou des États-Unis! L’Occident ne cherche que les droits individuels, alors que, pour nous, c’est la communauté qui compte. Au nom des droits des femmes, ils s’attaquent à notre souveraineté et veulent annexer nos âmes! Ils prétendent intégrer les femmes à l’économie, mais c’est pour faire de nous des consommatrices et des emprunteuses. Le microcrédit, si populaire, est un truc pour nous endetter, un esclavage. Ce n’est pas ça, le modèle islamique. Ils disent que les femmes du monde ne possèdent que 1 % des richesses, mais en Arabie saoudite, par exemple — un pays soi-disant antifemmes —, les femmes possèdent de 30 à 40 % du parc immobilier! Ils disent que la ségrégation est de l’exclusion, mais c’est faux : nos mères, derrière leurs rideaux, avaient un grand pouvoir… »

À ce moment de la tirade, une grande femme se lève, l’air excédé, et quitte la salle. Dans l’ascenseur, Amina Chemais avoue qu’elle n’en pouvait plus. Elle est musulmane pourtant, mais ce discours défensif et malhabile la rend malade. Juriste et sociologue, elle travaille au Caire pour l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO). « Prendre l’exemple des Saoudiennes millionnaires du pétrole pour dire que les femmes musulmanes sont riches! Il faut être complètement déconnectées de la réalité. Il est vrai que, dans le passé, il y a eu des grandes femmes dans l’Islam qu’il faudrait faire connaître. Mais que proposent-elles pour régler les problèmes actuels des femmes arabes, par exemple? Les lois si discriminatoires, entre autres, parce que les conservateurs interprètent le Coran à leur guise. »