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Condamnées à conjuger à l’imparfait?

Concilier vie de famille et travail sans y laisser trop de plumes, est-ce possible ?

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Concilier vie de famille et travail sans y laisser trop de plumes, est-ce possible ? À l’aube de l’instauration d’une nouvelle norme de conciliation pour les entreprises, la question reste entière. Le récent bond du taux de natalité apparaît comme une bouffée d’air frais dans un contexte de morosité économique et de pénurie de main-d’œuvre appréhendée. Carole Gingras, directrice du Service de la condition féminine à la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec, y reconnaît les effets positifs de l’implication gouvernementale. « Le régime des services de garde à 7 $, les normes minimales du travail qui régissent les heures de travail, les 10 jours de congé annuels pour responsabilité parentale ou familiale, la Loi sur la santé et la sécurité au travail qui protège les femmes enceintes en leur allouant un retrait préventif le cas échéant : toutes ces mesures sont précieuses. Mais le fleuron du Québec, c’est le régime d’assurance parentale qui permet aux deux parents de prendre un congé quand l’enfant arrive. » En vigueur depuis le 1er janvier 2006, ce régime — dont les effets se conjuguent sans doute à ceux des places en service de garde à contribution réduite — semble porter ses fruits : le nombre d’enfants par femme est passé de 1,49 en 2001 à 1,74 en 2008, un record depuis 1976. Bien sûr, le taux de remplacement des générations estimé à 2,1 enfants par femme n’est pas encore atteint,mais les progrès sont significatifs. Nathalie Loignon et Julie Poulin font partie de ces jeunes femmes qui font grimper la moyenne. Chacune maman de deux enfants, elles admettent que le régime a influé sur leur décision d’avoir des enfants. « L’idée nous trottait dans la tête depuis longtemps, mais mon conjoint était encore aux études, précise Julie. C’est le fait de pouvoir avoir droit au congé payé d’un an qui nous a décidés. Sans ça, on aurait attendu une meilleure situation. » Du point de vue des employeurs, l’implantation de cette nouvelle mesure a impliqué des ajustements. Me Nathalie Bédard, associée au cabinet d’avocats Donati Maisonneuve, précise : « Le régime en soi ne pose aucun problème. Notre bureau offre d’ailleurs un complément de revenus pour une période de six mois.Mais il est évident qu’on ne souhaite pas que trois avocates tombent enceintes en même temps ! C’est le remplacement qui pose problème. Engager quelqu’un pour un an, ce n’est pas facile. » Rachel Houde, directrice des ressources humaines à l’agence de publicité Palm+Havas, voit pourtant un avantage à ce congé plus long. « Bien sûr, la question du remplacement est complexe, surtout dans notre milieu très compétitif. Mais puisqu’on offre un mandat d’un an, les remplaçantes et les remplaçants sont plus faciles à trouver que lorsque le congé était de trois ou six mois. »

Le difficile retour

Du strict point de vue du congé, la situation conviendrait donc à toutes les parties. C’est lors du retour au travail que commence le véritable chemin de croix de ces femmes qui aident le Québec à se remettre debout.Mme Gingras en est bien consciente : « En théorie, la conciliation travail-famille est une priorité.Mais dans la réalité, les femmes courent comme des folles pour y arriver. Ce n’est pas parce que les mesures existent que tout est parfait. » Les femmes ne sont d’ailleurs pas dupes. Et dès les dernières semaines du congé de maternité, le stress du retour se fait sentir. « J’étais vraiment angoissée, se souvient Nathalie Loignon. Je me demandais comment j’allais concilier mon travail et ma famille. Mes priorités avaient changé, mes enfants étaient au centre.Alors j’ai décidé de recommencer à temps partiel.Au collège où j’enseigne, pendant les deux années qui suivent la naissance, on peut prendre des congés sans solde sans perdre son ancienneté. » Pour Julie Poulin, qui travaillait en tourisme, les choses ont été plus cauchemardesques. « Quelques semaines avant de retourner travailler, j’ai appris que mon poste avait été supprimé ! Après quelques mois, j’ai trouvé un autre travail, mais j’étais déjà retombée enceinte. J’avais vraiment hâte de retrouver une vie sociale,mais j’avais aussi peur d’avoir l’air de la fille qui vient ramasser son temps de chômage pour repartir un an. Je dis ça parce que j’ai déjà travaillé dans un centre de femmes où j’ai senti de la jalousie envers les femmes enceintes : certains membres du personnel qui n’avaient pas de famille comprenaient mal qu’elles aient droit à des congés spéciaux et à certains avantages alors qu’eux n’avaient aucun congé s’ils avaient un problème. » Qui a dit que les préjugés étaient chose du passé ? Heureusement, plusieurs entreprises font leur part pour faciliter la vie des jeunes mamans. Donati Maisonneuve ferait d’ailleurs partie des très rares cabinets modèles en matière de conciliation. « Ici, le quatre jours par semaine ne pose pas problème. Et on ne demande pas à celles ou ceux qui l’obtiennent de fournir en quatre jours le même nombre d’heures qu’en cinq. Si l’enfant est malade ou sans gardienne, on peut aussi accepter des recours ponctuels au télétravail », précise Nathalie Bédard. Même situation chez Palm+Havas, même si la pub est un autre milieu très exigeant pour les femmes. « Dans notre agence, on gère des talents, lance Rachel Houde. Et ces talents sont précieux. On se doit de les “accommoder” avec un quatre jours semaine ou du télétravail. » Nathalie Loignon et Julie Poulin ont elles aussi eu droit à des aménagements. La première a pu ajuster ses horaires à ceux de la garderie, et la seconde, passer à trois jours par semaine. « Mais il n’y a pas de miracle, précise Nathalie.Même avec de bonnes conditions, c’est rock’n’roll. Dans le milieu de l’enseignement, tu rapportes toujours du travail à la maison. Et comme le collège où j’enseigne m’offrait beaucoup de souplesse, je me sentais redevable envers mes supérieurs. Je culpabilisais de ne pas être assez avec mes enfants et de ne pas travailler assez. Je n’étais vraiment pas sereine. » Julie renchérit : « Je voulais tout faire au mieux et je ne me laissais aucun temps libre. J’ai fini par me faire plus de mal à moi qu’aux autres. » Ainsi, même dans les milieux les plus souples, le cercle de la conciliation travail-famille semble vicieux par nature. D’autant qu’il repose aussi sur une part de chance. En effet, rares sont les entreprises à intégrer des mesures de conciliation à leurs conventions collectives. Chez Donati Maisonneuve et chez Palm+Havas, elles sont octroyées au cas par cas. « On applique la gestion du bon jugement, explique Rachel Houde. La décision d’aménager le temps de travail résulte d’une réflexion, ce n’est pas un oui automatique. »

Du particulier au général

C’est cette organisation aléatoire qui a poussé le Bureau de normalisation du Québec à consulter plusieurs groupes (syndicats, employeurs, employés, groupes de femmes et gouvernement) pour établir une norme de conciliation travail-famille qui devrait entrer en vigueur en 2010. La FTQ, représentée par Carole Gingras, faisait partie des groupes consultés. « Les mesures existantes sont éparpillées et ne concernent pas tout le personnel. Le besoin d’encadrer tout ça est criant. Selon des études de la FTQ, 85 % des travailleuses estiment avoir un problème de conciliation travail famille. » Mais une norme peut-elle vraiment changer quelque chose ? Mme Gingras ne se fait pas d’illusions : la norme, qui permettra aux entreprises intégrant plusieurs mesures de conciliation d’obtenir une certification, n’est pas obligatoire. Les entreprises pourront y adhérer sur une base volontaire. « La bataille aurait mérité une politique ou, mieux, une loi-cadre, avec un échéancier et des contraintes. Mais on espère que ça incitera tout de même les entreprises à faire des efforts. C’est un défi qu’il faut relever. » Au moins, les entreprises retireront des avantages d’une telle certification : « Elle les aidera à se doter d’une image positive, à conserver leur personnel, à obtenir un meilleur rendement, à établir un meilleur climat de travail et à diminuer les retards et les absences. » Interrogées à ce sujet, Mmes Bédard et Houde, qui n’avaient pas encore entendu parler de cette norme, se sont montrées sceptiques. « Nos valeurs font qu’on n’aurait pas de difficulté à être certifiés, estime Me Bédard. Néanmoins, comme nous sommes un bureau de professionnels, nous n’avons pas vraiment de règlements intérieurs. On s’adapte au cas par cas et ça fonctionne bien. » « Pour une entreprise, aller chercher cette reconnaissance est positif, ajoute Mme Houde. Mais nous n’en sommes pas encore là. Le travail que nous faisons, avec ses délais serrés et ses exigences, ne permet pas un encadrement trop rigide de la conciliation. La formule au cas par cas nous permet plus de souplesse. » Reste un dernier aspect dont les effets bénéfiques, bien qu’intangibles, se font néanmoins déjà sentir : l’évolution « naturelle » des mentalités. « Lorsque j’étais étudiante, je faisais partie de la première promotion où il y avait plus de femmes que d’hommes, raconte Nathalie Bédard. Ces femmes ont pris leur place dans le milieu, plusieurs dans des postes décisionnels. Ça a un effet sur l’ouverture d’esprit dans les bureaux. Bien sûr, il existe encore des cabinets dont le seul souci est de générer des revenus importants et où la mentalité est celle de dinosaures rétrogrades. Là, on voit souvent les femmes abandonner avant d’arriver à un poste haut placé parce qu’elles sont brûlées. Mais honnêtement, entre le moment où j’ai eu mes enfants (ils ont 13 et 16 ans) et aujourd’hui, les choses ont nettement évolué. » Rachel Houde observe aussi ces changements : « Depuis cinq ans, on voit clairement changer les préjugés à l’égard de la maternité. D’abord, les pères s’impliquent beaucoup plus dans la vie des familles. Ensuite, la nouvelle génération a des exigences différentes en matière d’équilibre entre carrière et vie de famille. Pour garder ces jeunes au sein de l’entreprise, il faut les “accommoder”. C’est donnant-donnant ! Il faut être honnête : les femmes accédant à des postes supérieurs ne sont pas encore assez nombreuses,mais doucement, les choses changent. » Une évolution progressive, mais aux conséquences suffisamment tangibles pour laisser espérer des lendemains qui chantent.