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D’une mère à l’autre

Quand elle a commencé à s’intéresser à la lignée de ses ancêtres, Francine Cousteau Serdongs a découvert que les femmes sont pratiquement invisibles dans les arbres généalogiques.

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Dans une forêt d’arbres généalogiques où foisonnent les lignées de nombreuses familles québécoises, les femmes semblent cachées dans le feuillage. Quand la brise nous dévoile ici et là le nom d’une lointaine aïeule, c’est le plus souvent pour son rôle de «mère de » ou d’« épouse de » celui qui nous a transmis son « nom de famille ». Mais la marque des femmes comme pionnières, puis comme porteuses d’un héritage culturel et familial, passe inaperçue. Quand elle a commencé à s’intéresser à la lignée de ses ancêtres, Francine Cousteau Serdongs a découvert que les femmes sont pratiquement invisibles dans les arbres généalogiques. Depuis, elle mène sa barque à contre-courant pour sortir nos aïeules de l’anonymat.

Photographie de Francine Cousteau Serdongs
Traditionnellement invisible, la voilà maintenant illustrée: l’ascendance utérine pour retracer ses ancêtres féminines

« Invisibles, anonymes, innommées », déplore Francine Cousteau Serdongs, généalogiste et retraitée de l’enseignement universitaire, qui trime dur pour renverser cette tendance. Avec sa conférence «Les femmes, le parent pauvre de la généalogie », elle fait la promotion d’une pratique égalitaire et non sexiste de la généalogie, où l’ascendance utérine serait autant valorisée que la lignée patrilinéaire. Lorsqu’elle s’adresse aux sociétés d’histoire ou de généalogie, c’est pour affirmer l’importance de faire apparaître les femmes dans l’histoire du Québec. Comment ? En s’intéressant d’abord à l’héritage reçu de mère en mère depuis les pionnières utérines, ancêtres d’une lignée généalogique toute féminine.

Parcours d’une généalogiste féministe

Plus de 25 000 Québécois s’adonneraient à la généalogie de façon plus ou moins formelle, selon la Fédération québécoise des sociétés de généalogie. Ils le font pour toutes sortes de raisons, mais cette quête des origines comporte toujours une dimension affective. Ce fut le cas au départ pour Francine Serdongs, née d’un père belge et d’une mère québécoise dont elle ne connaît que le nom, Colombe Christin.

À 33 ans, approchant de l’âge où sa mère est décédée, Mme Serdongs avait mal à ses racines. « Avec mon nom étranger et ma culture teintée à
l’européenne, j’avais l’impression d’être un petit grain de blé resté accroché aux roues d’un avion, puis tombé quelque part au-dessus du Québec »
, raconte-t-elle. Quand elle met par hasard la main sur le Dictionnaire généalogique des familles canadiennes de l’abbé Tanguay, qu’elle ouvre à la page où figure le pionnier Isaac Christin, c’est le choc. « Voir le nom de famille de ma mère dans un livre… Je suis partie comme une bombe ! » La généalogie allait devenir son alibi pour prendre contact avec ses racines maternelles.

Le second choc lui est venu d’un autre généalogiste réputé, René Jetté, auteur du Dictionnaire généalogique des familles du Québec et d’un important traité de généalogie paru en 1991. Ce traité était en cours de rédaction lorsque Francine Serdongs s’est inscrite à l’un des cours du généalogiste. Les questions que l’étudiante réservait au maître restaient souvent sans réponse. Par exemple : Si la lignée d’ancêtres allant de père en père se nomme agnatique, quel nom donne-t-on à celle qui passe de mère en mère ? Réponse : aucun nom spécifique. Tout ce qui n’est pas proprement agnatique s’appelle cognatique. Grand-père de la mère, arrière-grand-mère du père, mère de la mère de la mère… du pareil au même! En généalogie, la façon traditionnelle de retracer ses origines est simple : madame ou monsieur Untel grimpe l’arbre de ses ancêtres en s’agrippant aux branches qui portent son nom de famille, du père au grand-père, à l’arrière-grand-père, etc. Puis elle ou il parvient tout en haut, au pionnier, au premier Untel arrivé en Amérique. «Mon ancêtre en ligne directe », diront certains, dans une demi-vérité. Une seule ascendance, un unique patronyme, un seul pionnier… Le patronyme occupe en fait tellement de place qu’on en vient à ignorer tout un pan de son histoire de famille, celle des femmes, a vite constaté Mme Serdongs.

L’histoire au féminin

Vu l’insistance de l’étudiante, la lignée féminine a finalement trouvé sa désignation, dûment inscrite dans le traité de René Jetté en tant qu’ascendance utérine ou matrilinéaire; on appelle ainsi la branche de son arbre généalogique qui passe exclusivement de mère en mère. C’est d’ailleurs en retraçant sa pionnière utérine, Marie-Madeleine Cousteau, que Francine Serdongs est devenue Francine Cousteau Serdongs. Elle s’est approprié le nom de cette veuve arrivée en Nouvelle-France avec deux filles dans la première moitié du 17e siècle, 11 générations avant elle. N’ayant pu léguer son nom à sa descendance, la pionnière avait été oubliée par l’histoire, tout comme de nombreuses femmes de cette époque ayant entrepris la traversée de l’Atlantique vers le Nouveau Monde.

« Il faut établir l’histoire des femmes à partir d’une vision féminine, se mettre dans la peau d’une femme de cette époque et saisir quelle était sa place dans la société, clame Francine Cousteau Serdongs. Ces pionnières, qu’ont-elles légué à leurs filles ? » Les trouvailles seront inusitées, différentes de celles liées aux possessions terriennes et aux appartenances militaires typiquement masculines de l’époque. Si telle ancêtre apparaît aux registres comme ayant ondoyé des enfants mort-nés, on pourrait supposer qu’elle était sage-femme. Si elle a été témoin à des mariages ou marraine de plusieurs enfants, on découvrira les liens sociaux qui régnaient dans sa communauté. Dans l’histoire d’une famille, Francine Cousteau Serdongs a même découvert une Montréalaise qui, au début de la colonie, a plaidé en justice la cause d’une autre femme, modeste et illettrée, dans une affaire de droit familial. Peut-être s’agissait-il de la première avocate du Nouveau Monde !

Découvrir son histoire familiale par la branche des femmes, c’est jeter un regard neuf sur celles qui nous ont mis au monde, sur ce qu’elles nous ont légué. C’est redonner à ces aïeules oubliées la place qui leur revient.