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Le devant de la scène

Les personnages forts au théâtre, réservés uniquement aux hommes?

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On entend souvent parler de comédiennes de théâtre qui délaissent le métier, faute de rôles, voire de rôles « consistants ». La Gazette des femmes s’est demandé si les pièces jouées ici faisaient si piètre figure en matière de personnages féminins forts.

Phèdre, Électre, Andromaque, Antigone, Médée, Yerma, Marie Tudor, Les trois sœurs, Les fées ont soif, Albertine en cinq temps, Christine, la reine-garçon ou Qui a peur de Virginia Woolf? braquent les projecteurs sur des femmes, c’est vrai. Mais beaucoup plus nombreuses sont les pièces qui laissent le devant de la scène aux hommes.

Les comédiennes jouent-elles réellement moins que leurs collègues masculins? Selon le Conseil québécois du théâtre (CQT), 47 % des 1 406 interprètes embauchés dans les productions théâtrales de la saison 2010-2011 étaient des femmes. Est-ce que ces dames se contentaient de jouer les servantes ou les amoureuses effacées, l’étude ne le dit pas.

Photographie de Catherine Lachance.

« Les premiers rôles sont souvent pour les hommes. Et s’ils sont attribués à des femmes, elles seront entourées d’hommes »

Catherine Lachance, comédienne

Catherine Lachance, qui a beaucoup joué au théâtre d’été et qu’on a vue à la télé dans Histoires de filles et Mémoires vives, croit qu’il y a déséquilibre. « Les premiers rôles sont souvent pour les hommes. Et s’ils sont attribués à des femmes, elles seront entourées d’hommes », dit celle qui, après une période creuse, s’est réorientée et a démarré son entreprise de formation en communication et créativité. « C’est dur pour tout le monde. J’ai des amies qui sont de gros morceaux du star-système québécois et qui trouvent la
cinquantaine difficile. Elles n’ont jamais eu de trous, et elles se retrouvent sans contrat pendant six mois – Je crois que pour les comédiens masculins, vieillir est moins pire. »

De la Grèce antique à Michel Tremblay

L’absence des femmes sur scène a longtemps été la norme : de la Grèce antique jusqu’au théâtre élisabéthain (fin 16e – début 17e), elles n’avaient simplement pas le droit de jouer. « Cette absence scénique peut avoir influencé l’écriture : en sachant que tous les rôles seraient joués par des hommes, les auteurs ont peut-être eu tendance à écrire pour eux », rapporte Denise Guilbault, directrice artistique de la section française de l’École nationale de théâtre (ENT). La société, dont le théâtre est le reflet,
était aussi fortement patriarcale. Pas étonnant, donc, que dans Le roi Lear de Shakespeare, par exemple, on trouve 18 personnages masculins et seulement 3 féminins.

« Oui, certaines pièces de répertoire ont des rôles de femmes centraux. Mais elles sont habituellement jeunes, et entourées d’une distribution largement masculine qui prend beaucoup de place », souligne Lori Saint-Martin, professeure au Département d’études littéraires de l’UQÀM spécialisée en écriture au féminin. Elle a calculé que les pièces de Shakespeare comptent environ cinq fois plus de rôles masculins, sensiblement comme celles de Molière. « Et les personnages féminins jouent rarement un rôle moteur dans l’action. » Les pièces de répertoire constituent près de la moitié des productions présentées chaque saison au Québec.

Bien sûr, en plus de 400 ans, les choses ont changé. Le théâtre féministe des années 1970 a invité les femmes au cœur de ses créations, Michel Tremblay a conçu une impressionnante galerie de personnages et d’univers féminins – Mais les auteurs masculins qui écrivent autant pour les femmes sont rares. « Les créations ont souvent une part autobiographique, affirme Mme Saint-Martin. Quand elles sont écrites par un homme, le protagoniste risque d’en être un. Les rôles féminins seront de soutien. »

Photographie de Lori Saint-Martin.

« Un gars qui a des problèmes, c’est universel, alors qu’une fille qui a des problèmes, elle a des problèmes de fille. »

Lori Saint-Martin, professeure au département d’études littéraires de l’UQÀM spécialisée en écriture au féminin

Et ce sont, encore, surtout des hommes qui écrivent. En janvier 2015, le Centre des auteurs dramatiques comptait 90 femmes parmi ses 227 membres, soit 39,65 % – une légère hausse en 20 ans, alors que la proportion d’auteures était de 33,3 % en 1994. Et selon le CQT, en 2010-2011, « les textes écrits par des auteurs dramatiques masculins ont été davantage
joués que ceux d’auteurs féminins, soit dans des proportions de 60 % et 40 % respectivement »
.

Denise Guilbault confirme qu’à l’École nationale de théâtre, « ceux qui proposent leurs textes pour devenir auteurs sont beaucoup plus des garçons. À l’inverse, les deux tiers des aspirants comédiens qui se présentent aux auditions d’admission sont des filles ».

De l’importance de nuancer

Ginette Noiseux, directrice artistique de l’Espace Go, à Montréal, apporte quelques bémols à ces propos. Et elle connaît la question, puisque son théâtre, issu du Théâtre expérimental des femmes, a comme mission de valoriser la contribution des femmes à l’avancement de la pratique théâtrale. Elle note que les auteurs masculins d’aujourd’hui font beaucoup plus de place aux femmes, probablement parce qu’ils ont grandi dans une société plus égalitaire. « C’est le cas de Guillaume Corbeil, qui écrit des rôles de femmes magnifiques, comme en témoigne son monologue Tu iras la chercher, défendu chez nous par Marie-France Lambert l’hiver dernier. »

Photographie de Ginette Noiseux.

« Les jeunes auteurs sont inspirés par leur réalité, ils
ont envie de la refléter. L’inclusion de personnages féminins forts se fait donc de façon organique. »

Ginette Noiseux, directrice artistique de l’Espace Go, à Montréal

À l’automne 2014, son théâtre a présenté Le vertige d’Evguénia S. Guinzbourg (mise en scène par Luce Pelletier et comptant 22 femmes et 7 hommes) ainsi que Lumières, lumières, lumières d’Evelyne de la Chenelière (adaptée de Vers le phare de Virginia Woolf, avec Anne-Marie Cadieux et Évelyne Rompré). De nombreuses autres créations écrites et jouées par des femmes ont tenu l’affiche dans la métropole. Pensons au monologue
Chaîne de montage de Suzanne Lebeau, porté par Linda Laplante; à la création collective Je ne suis jamais en retard, une relecture de La nef des
sorcières
; et au monologue inspiré du roman de Sophie Bienvenu Et au pire on se mariera, joué par Kim Despatis. La ville de Québec, elle, a accueilli une relecture de la fameuse pièce féministe Les fées ont soif de Denise Boucher. Frileux à l’égard des pièces « de femmes », les diffuseurs? Visiblement pas.

Photographie de Marianne Allen.

« Quand il y a un show de gars, les gars ont envie d’y aller, et les filles ne se posent même pas la question : on est habituées
d’être dans un monde où ils sont fortement représentés. Mais quand c’est un show de filles, les hommes sont moins intéressés. »

Édith Patenaude, comédienne, metteure en scène et directrice artistique de la troupe de Québec Les Écornifleuses

Parlant de « théâtre de femmes », il est grand temps de briser ce stéréotype, selon Édith Patenaude, comédienne, metteure en scène et directrice artistique de la troupe de Québec Les Écornifleuses. « Quand il y a un show de gars, les gars ont envie d’y aller, et les filles ne se posent même pas la question : on est habituées d’être dans un monde où ils sont fortement représentés. Mais quand c’est un show de filles, les hommes sont moins intéressés. » Comme le résume avec humour Lori Saint-Martin : « Un gars
qui a des problèmes, c’est universel, alors qu’une fille qui a des problèmes, elle a des problèmes de fille. »

Une question d’équilibre

Heureusement, le monde change, et le théâtre aussi, conséquemment. « Le Québec est de plus en plus égalitaire, il a subi une évolution remarquable! lance Ginette Noiseux. Les rapports entre les hommes et femmes trentenaires, par exemple, n’ont rien à voir avec ce que nous avons connu. Les jeunes auteurs sont inspirés par leur réalité, ils ont envie de la refléter. L’inclusion de personnages féminins forts se fait donc de façon organique. »

La compagnie Les Écornifleuses, fondée par cinq filles, cherche justement à représenter cet équilibre. « Au début, on avait comme souci d’augmenter la représentation féminine sur scène, raconte Édith Patenaude. Quand on a présenté notre première pièce, Cinq filles avec la même robe, à Premier Acte en 2009, seulement trois femmes avaient foulé les planches de ce théâtre l’année précédente. Les projets féminins manquaient dans le paysage théâtral de Québec; il y avait un espace à saisir. Mais on a vite intégré des gars dans nos productions, pour refléter l’équilibre qui prévaut dans la société. On s’est même permis, pour L’absence de guerre, de transformer un personnage de leader politique masculin en personnage féminin, parce qu’il y a – et devrait y avoir – plus de femmes au pouvoir. Le féminisme en est là aussi, je pense : il souhaite montrer la femme comme une égale, qui a les mêmes possibles que l’homme. »

Et les revenus?

Selon l’UDA, en 2006, les revenus moyens annuels tirés du théâtre étaient de 7 444 $ pour les femmes et de 9 000 $ pour les hommes. Pour 2010-2011, le Conseil québécois du théâtre a colligé sensiblement les mêmes chiffres : 7 455 $ pour les femmes et 8 319 $ pour les hommes. La différence par contrat était toutefois minime (cachet moyen de 3 996 $ pour les femmes et de 4 218 $ pour les hommes), ce qui laisse croire que les hommes ont joué un peu plus que les femmes.