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Déplacées, agressées, terrorisées au Soudan du Sud

Violences sexuelles dans les conflits armés. Notre collaboratrice était au Soudan du Sud en juin dernier.

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Obligées de quitter leur village pour fuir la guerre civile, qui sévit depuis décembre 2013, les Soudanaises du Sud doivent en plus endurer des violences sexuelles de la part de soldats comme de rebelles. La peur comme pain quotidien, elles connaissent.

« Dans notre culture, on ne parle pas de ça », dit « Mary », une
femme d’une vingtaine d’années qui refuse de révéler son véritable nom. Les mots, à peine audibles, sortent péniblement, malgré les encouragements de la psychologue d’une organisation humanitaire présente dans le camp de déplacés de Malakal, au Soudan du Sud.
Mary fait partie des nombreuses Sud-Soudanaises victimes de violences sexuelles, depuis le début de la guerre civile, il y a un peu plus d’un an.

Patricia Huon
Les conditions de vie dans
les camps de déplacés sont extrêmement difficiles. La proximité, la frustration et la
consommation d’alcool encouragent les violences.

« Je suis allée en ville avec une amie, raconte-t-elle, le regard triste et fuyant. Sur le chemin du retour, quatre soldats nous ont arrêtées et nous ont obligées à avoir des relations sexuelles avec eux. Si nous leur avions résisté, ils nous auraient tuées. » La jeune femme, qui a grandi à Khartoum — capitale du Soudan — après avoir été déplacée une première fois par la guerre, était venue passer Noël avec ses parents à Malakal. Pleins d’espoir, ceux-ci sont revenus au Soudan du Sud peu après l’indépendance, en 2010.

C’était en décembre 2013, lorsque le conflit* a commencé. Elle s’est retrouvée prise au piège à Malakal et a trouvé refuge sur la base des Nations Unies qui borde la ville désertée, avec des milliers d’autres personnes, trop effrayées et traumatisées pour rentrer chez elles. Ceux et
celles qui le pouvaient ont rejoint la capitale, Djouba, ou ont fui à l’étranger. Les autres comptent sur la fragile protection des Casques bleus.

Omertà sur les viols

Après le viol, Mary ne s’est confiée à personne, surtout pas à son mari. « Je ne sais pas quelle serait sa réaction. Alors je préfère garder ça pour moi. » Pendant plusieurs jours, elle a cessé de s’alimenter, et c’est finalement la dégradation de son état de santé qui a poussé une de ses tantes à l’amener à la clinique. Mary éclate en sanglots : « Je voudrais partir d’ici, mais je n’en ai pas les moyens. Et j’ai peur de sortir à nouveau du camp. Mes deux sœurs, elles, ont été violées quand les rebelles ont pris la ville. On ne peut faire confiance à personne. »

Dans les camps de déplacés du pays, presque toutes les femmes peuvent raconter le calvaire d’une voisine ou d’une connaissance violée, brutalisée, parfois séquestrée pendant plusieurs jours. Mais celles qui sont prêtes à parler de ce qu’elles-mêmes ont subi sont rares. Le tabou est si fort que l’ONU et les ONG peinent à documenter le sujet.

Photographie de Susan James.
Dès que le soleil se couche,
Susan James reste chez elle. Dans un abri précaire fait de bâches en plastique, inondé
durant la saison des pluies, elle observe un couvre-feu auto-imposé.

Arme de guerre

L’ampleur du fléau est telle que, en octobre, la responsable de la violence sexuelle dans les conflits armés aux Nations Unies, Zainab Bangura, a affirmé n’avoir jamais vu un nombre aussi important de viols qu’au Soudan du Sud. Lors de sa visite dans le pays, elle a évoqué « des histoires d’enlèvements, d’esclavage sexuel et de mariages forcés ». Des témoignages et des rapports des Nations Unies démontrent que le viol a aussi été utilisé comme arme de guerre.

En avril 2014, après avoir combattu les forces gouvernementales pour prendre le contrôle de la ville pétrolière stratégique de Bentiu, des rebelles ont massacré des centaines de civils. Ils ont pourchassé les hommes, femmes et enfants qui s’étaient réfugiés dans un hôpital, une mosquée et une église. Et des messages diffusés à la radio invitaient à violer les femmes pour se venger des membres de l’ethnie dinka. Des exactions qui contribuent au climat de terreur.

À Malakal, ce sont les Nuer, l’ethnie du chef de l’opposition, qui n’osent pas s’aventurer hors du camp, par crainte de devenir la cible de représailles. Les Dinka et les Shilluk, l’ethnie majoritaire à Malakal, sortent parfois pendant la journée, mais regagnent la base avant le crépuscule, craignant autant une nouvelle attaque des rebelles que les exactions des militaires.

En danger même dans les camps

Dès que le soleil se couche, Susan James reste chez elle. Dans un abri précaire fait de bâches en plastique, inondé durant la saison des pluies, elle observe un couvre-feu auto-imposé. « Quand je marche seule, je me fais souvent insulter par des hommes, alors je m’éloigne le moins possible », dit cette jeune fille au sourire fané, en se balançant d’avant en arrière sur une chaise.

Des adolescents ivres, désœuvrés, errent dans le camp. « La consommation d’alcool et les violences augmentent dans un contexte de déplacement de population, constate Tiffany Easthom de l’ONG Nonviolence Peaceforce,
qui assiste les déplacés. Parmi les causes, il y a la proximité, l’ennui, mais aussi le fait que les hommes ne remplissent pas leur rôle habituel de pourvoyeur pour la famille, ce qui engendre une grande frustration. Et les femmes en sont les premières victimes. »

La nuit, plutôt que de se rendre aux toilettes en suivant des allées boueuses et sombres, Susan utilise un seau. Par sécurité. Les nouvelles latrines, situées un peu à l’écart des tentes, sont séparées en deux sections : hommes et femmes. La nuit, en théorie, elles sont éclairées et surveillées par un garde. « Malgré cela, il y a encore des “incidents” », confie un employé d’une ONG française. Les travailleurs humanitaires reconnaissent que la plupart des attaques à l’intérieur du camp et dans les alentours ne sont probablement pas signalées.

Patricia Huon
Les femmes sont
particulièrement vulnérables. Ce sont généralement elles qui s’aventurent hors de
l’enceinte des camps pour acheter de la nourriture ou collecter du bois.

« Au début, toute l’attention s’est concentrée sur la nécessité de fournir des
abris, de la nourriture, de l’eau. Mais rapidement, certains problèmes sociaux ont fait surface dans les camps, explique Kevin McNulty, spécialiste des violences envers les femmes pour l’UNICEF. Les structures sociales ont
été brisées, les lois traditionnelles ne s’appliquent plus. »
Et les affaires
criminelles ne peuvent pas être jugées puisqu’il n’y a plus ni tribunal ni prison dans la ville abandonnée de Malakal. Et pour les victimes de viol, presque aucune structure d’aide ou de traitement d’urgence n’existe en cas de grossesse non désirée ou de contraction du VIH.

Consciente des problèmes, la Mission des Nations Unies au Soudan du Sud a commencé à travailler pour améliorer la sécurité des civils à l’intérieur des camps de déplacés. Mais selon des témoignages de survivantes, des attaques ont parfois lieu à quelques dizaines de mètres à peine des barrières onusiennes. « Je suis allée au marché avec ma fille de 16 ans, pour moudre le sorgho qu’on nous avait distribué, raconte une mère de six enfants, rencontrée dans un camp de déplacés de Djouba, la capitale. Sur le chemin
du retour, des soldats nous ont arrêtées, bandé les yeux et attaché les mains. Ils nous ont gardées prisonnières toute une nuit. Je pense qu’ils étaient une dizaine. Je leur ai dit que ma fille était enceinte, car les hommes ne peuvent pas toucher une femme enceinte. Mais ça ne les a pas arrêtés…
Pour protéger sa fille, elle lui a ensuite dit de ne parler à personne de
son calvaire. « Mais comme elle saignait beaucoup, j’ai dû l’amener à la clinique. Une fois qu’elle a été guérie, je l’ai envoyée en Ouganda. Il valait mieux qu’elle quitte le pays. Pour sa sécurité, et pour que personne ne sache ce qui lui est arrivé. »

Car à la douleur et à la peur s’ajoutent la honte et la crainte de la stigmatisation.

  • *Déclenché par une dispute politique entre le président Salva Kiir et
    l’actuel chef de l’opposition Riek Machar, le conflit sud-soudanais a pris une tournure ethnique, opposant les deux principales communautés du pays, les Dinka (l’ethnie du président) et les
    Nuer (celle de Riek Machar). Près de deux millions de personnes ont été déplacées par les violences en 14 mois. Malgré les discussions de paix en cours et la signature de cessez-le-feu, la guerre civile n’est pas terminée.