Aller directement au contenu

La chaise musicale des politiciennes

Moins de femmes en politique, moins de représentation de leurs intérêts. À quand la parité?

Date de publication :

Auteur路e :

Niagara-on-the-Lake, juillet 2013. Sur la photo du Conseil de la fédération, 6 des 13 dirigeants provinciaux portent une jupe. Pendant près d’un an, le Canada a eu des femmes à la tête de 85 % de sa population. Mais à Charlottetown, en août 2014, ne restaient plus que Christy Clark (Colombie-Britannique) et Kathleen Wynne (Ontario) parmi les premiers ministres qui ont participé à la reconstitution d’une photo des pères de la Confédération. Que s’est-il passé?

Cent cinquante ans après la prise de photo originale à la Conférence de Charlottetown, les progrès apparaissent bien maigres. Sur le plan des élus fédéraux, le Canada oscille entre bonnes et moins bonnes années, même si l’élection de 2011 a permis l’entrée en poste de 76 députées, un record historique atteint en partie grâce à la vague néodémocrate et qui a fait grimper la représentation à… 25 %. Au Québec, depuis 15 ans, la progression de la députation féminine stagne, quand elle n’affiche pas carrément un recul — on a élu en 2014 34 femmes sur 125 (27,2 %), soit 5,6 % de moins qu’en 2012, année de l’élection de Pauline Marois. Même sous le règne des six femmes PM, la représentation féminine dans les assemblées législatives provinciales n’a pas atteint les sommets espérés. À Terre-Neuve-et-Labrador, dirigée par Kathy Dunderdale jusqu’en janvier 2014, elle vivote sous les 15 %!

La chaise musicale des politiciennes

Alors qu’en 1998, le Québec occupait le 15e rang mondial concernant la proportion de femmes députées, il est aujourd’hui relégué… au 44e rang, tout juste devant le Canada. « Ce n’est pas parce que la situation s’est dégradée au Québec, mais bien parce qu’il y a eu de grandes améliorations ailleurs dans le monde », explique Sarah Jacob-Wagner, chercheuse au Conseil du statut de la femme, qui fait partie de l’équipe préparant une étude sur la représentation des femmes en politique, à paraître au printemps. Au cœur de l’entrée massive des femmes dans les parlements du monde : l’instauration de systèmes de quotas.

Le poids du passé

Les politiciennes arrivent de loin. Longtemps exclues des institutions politiques, les femmes ont dû développer des canaux d’engagement parallèles pour participer à la vie publique. « Les années 1970 ont marqué une rupture dans l’accès des femmes à la sphère politique, politicienne et partisane. Les grands mouvements féministes de ces années ont contribué à ouvrir cette sphère à leur participation », rappelle Yolande Cohen, professeure d’histoire à l’UQÀM.

Photographie de Yolande Cohen.
« Les années 1970 ont marqué une rupture dans l’accès des femmes à la sphère politique, politicienne et partisane. Les grands mouvements féministes de ces années ont contribué à ouvrir cette sphère à leur participation. »— Yolande Cohen, professeure d’histoire à l’UQÀM

Les débats des décennies 1970 et 1980 sur la nécessité d’atteindre la parité parmi les élus n’ont pas engendré de consensus fort. Encore aujourd’hui, les élites politiques et plusieurs groupes de mobilisation demandent à être convaincus de ses bienfaits. Pour Yolande Cohen, cela peut en partie expliquer pourquoi la proportion d’élues peine à dépasser les 30 %.

Conflits internes

La chaise musicale des politiciennes

Alors que tombaient une à une les premières ministres provinciales l’année dernière, plusieurs se sont interrogés à savoir si leur sexe avait joué un rôle dans la dégringolade. Pourtant, selon des chiffres rapportés dans une étude du Directeur général des élections du Québec, 92 % des électeurs croient qu’une femme peut remplir les fonctions de premier ministre aussi bien qu’un homme.

« On a observé que dans plusieurs des échecs subséquents à son élection, la première ministre était critiquée au sein même de son parti. Cette plus faible loyauté au leader, il est probable qu’elle soit genrée », avance Nancy Peckford, directrice générale d’Equal Voice, groupe multipartisan qui soutient la participation des femmes en politique, principalement hors Québec.

En Alberta, Alison Redford a remis sa démission après que son caucus eut critiqué son style de leadership et dénoncé des dépenses injustifiées. Kathy Dunderdale a subi un sort semblable à Terre-Neuve-et-Labrador. Pauline Marois a perdu en avril des élections que son propre gouvernement avait déclenchées, laissant place à un gouvernement libéral majoritaire. Au Nunavut, Eva Aariak a choisi de ne pas se représenter.

Changement de culture

« S’il faut reconnaître que l’élection de six femmes à la tête de provinces est une percée intéressante, on ne peut pas tenir pour acquis que tout est réglé. Le fait que seules deux d’entre elles soient toujours en poste le prouve », observe Nancy Peckford.

Photographie de Chantal Maillé.
« En Amérique du Nord, on part toujours de la prémisse qu’il manque quelque chose aux femmes pour affronter la politique. » — Chantal Maillé, chercheuse à l’Institut Simone de Beauvoir de l’Université Concordia

« En Amérique du Nord, on part toujours de la prémisse qu’il manque quelque chose aux femmes pour affronter la politique », déplore Chantal Maillé, chercheuse à l’Institut Simone de Beauvoir de l’Université Concordia. Après l’échec de la manière douce, plusieurs voix réclament des changements systémiques loin de faire l’unanimité dans un monde politique où la devise dominante est encore « Que le meilleur gagne ».

Un discours parfois repris par les organismes censés militer pour la participation politique accrue des femmes, regrette Chantal Maillé. Plusieurs groupes s’emploient ainsi à « former » les femmes au monde politique, à leur donner les clés de cet univers forgé par les hommes. Le guichet unique du gouvernement du Québec qui finance les initiatives du genre, le programme À égalité pour décider, exige d’ailleurs que les projets financés « préparent et forment les femmes » à la politique.

Quotas, contraintes et récompenses

Depuis 2011, le Groupe Femmes, Politique et Démocratie réclame formellement que soit inscrit dans la Loi électorale le principe de la « zone de mixité 40-60 », selon lequel toutes les institutions démocratiques doivent être formées d’au minimum 40 % et d’au maximum 60 % de membres de l’un des deux sexes. Une position historiquement ferme pour le groupe fondé en 1998, qui s’est longtemps tenu loin des mesures systémiques. « Notre position a évolué lorsqu’on a étudié ce qui se passe ailleurs dans le monde. Au Canada, on ne voit pratiquement pas de progrès au fil des élections. On se dit que ce n’est pas en laissant aller les choses naturellement que la représentation féminine va augmenter », explique Esther Lapointe, directrice générale du groupe.

Photographie d'Esther Lapointe.
« Au Canada, on ne voit pratiquement pas de progrès au fil des élections. On se dit que ce n’est pas en laissant aller les choses naturellement que la représentation féminine va augmenter.  » — Esther Lapointe, directrice générale du groupe Femmes, Politique et Démocratie

Grâce à des quotas soit partisans (instaurés par les partis), soit légaux (exigés par la loi), plusieurs pays ont fait des percées impressionnantes. La Belgique (quota légal) atteint 39 % de représentation féminine, tandis que la Suède (quotas partisans) est quatrième au monde avec ses 45 %. Le Rwanda (quota légal) est champion international, à 56,3 % d’élues.

Pour faire respecter les quotas, des pénalités financières ou des incitatifs peuvent modeler le financement des partis politiques selon l’atteinte des cibles fixées. La bonification ou la réduction du financement public est parfois liée au nombre de candidates, parfois au nombre d’élues. Par endroits, une composition non mixte est simplement rejetée.

Au Canada, seuls Québec solidaire et le Nouveau Parti démocratique de la Colombie-Britannique se sont imposé des quotas. Lors de l’élection de 2009, le parti provincial avait établi son objectif à 25 députées élues en se donnant comme règle de remplacer par des femmes les députés qui ne souhaitaient pas briguer un nouveau mandat. Les résultats ont été probants : la représentation féminine a bondi de 12 % au sein des élus du parti, qui comptait alors 35 députés, pour atteindre 34 %.

« C’est difficile de dire si les quotas légaux fonctionnent mieux que les quotas partisans. Dans certains cas, si un parti ayant adopté un quota volontaire remporte un succès électoral important, ça peut faire une grande différence [sur le nombre de femmes élues]. Et les partis peuvent toujours décider de ne pas respecter les quotas légaux et d’en payer le prix… » souligne Sarah Jacob-Wagner du Conseil du statut de la femme. La France a d’ailleurs haussé l’été dernier la pénalité imposée aux partis politiques qui ne respectent pas le quota légal, car ceux-ci avaient pris l’habitude de le contourner en payant la facture.« Les partis doivent intégrer l’idée que la mixité est nécessaire. Parce que ce sont aussi eux qui devront voter les quotas légaux », ajoute la chercheuse.

Au Québec, de 2008 à 2013, la proportion du financement des partis politiques provenant des fonds publics est passée de 18,4 % à 72 %. « Cet argent vient de vos poches et des miennes, lance Esther Lapointe. Je pense qu’on est en droit d’exiger 50 % de femmes! »

Socialisation et conciliation

Pour faire des députées (et des premières ministres), il faut d’abord… des candidates. Une fois leur nom sur les bulletins de vote, les femmes ont autant de chances de remporter l’élection que les hommes. Or, c’est souvent là que le bât blesse.

Chantal Maillé rappelle qu’« on a souvent souligné la “socialisation problématique” des femmes », qui ferait en sorte qu’elles auraient moins confiance en leurs capacités, par exemple. « Mais il faut lâcher cette explication, assène-t-elle. La preuve qu’elle ne tient pas, c’est que les quotas règlent le problème. Toutes les portes qui se sont ouvertes, les femmes les ont franchies. S’il y a si peu de femmes en politique, c’est peut-être que la porte n’est pas encore tout à fait ouverte. »

« Les partis vont chercher des figures de proue du monde des affaires, de la finance : c’est le boys club, ça. Les hommes se rencontrent sur le terrain de golf. C’est ancré dans nos mœurs, donc difficile à changer », ajoute Esther Lapointe.

L’étude que mène le Conseil du statut de la femme tente d’établir le parcours des femmes qui se sont lancées ou ont songé à se lancer en politique. Elle s’intéresse également à la conciliation travail-famille chez les élues, souvent évoquée parmi les causes de la faible représentation féminine. Les députées québécoises n’ont toujours pas droit à un congé de maternité systématique, et doivent le négocier avec leur parti. L’ex-députée fédérale Caroline St-Hilaire, aujourd’hui mairesse de Longueuil, racontait qu’il n’y avait pas de table à langer dans les toilettes du parlement lors de son arrivée en 1997. C’est sans parler des horaires chargés et des nombreux déplacements.

Mais pour Chantal Maillé, il ne s’agit pas du nœud du problème. « Cette insistance sur la responsabilité familiale pour expliquer l’absence de femmes en politique est dérangeante. Si vous avez eu vos enfants à la mi-vingtaine, à 45 ans, vous pouvez passer à autre chose. Et ça laisse de longues années de vie active devant. »

Avenir incertain

Reste que la glace est brisée : le Québec a eu sa première première ministre et le Canada a vu, l’espace de quelques mois, près de la moitié de ses leaders provinciaux porter la jupe.

Or, les chefs des trois principaux partis politiques québécois sont à nouveau des hommes. Et la course à la chefferie du Parti québécois laisse cette fois très peu de chances à une femme de l’emporter. Seule Martine Ouellet est sur les rangs, et Pierre Karl Péladeau domine outrageusement dans les sondages.

En politique, les leaders passent, la culture reste.

D’ailleurs, si les deux dernières PM encore en poste dans la fédération sont en Colombie-Britannique et en Ontario, ce n’est peut-être pas le simple fruit d’un vent populaire favorable. Ces deux provinces ont historiquement les taux de représentation féminine les plus élevés au pays : 36 % pour la Colombie-Britannique, 35,5 % pour l’Ontario. « Là-bas, les partis provinciaux ont eu des femmes comme chef pendant plusieurs années, et celles-ci ont fait un effort particulier pour recruter d’autres femmes, explique Nancy Peckford. Pensons à Andrea Horwath à la tête du NPD et à Kathleen Wynne pour les libéraux en Ontario, à la libérale Christy Clark et à la néodémocrate Carole James en Colombie-Britannique… »

L’ONU estime qu’il faut au minimum 30 % de femmes dans les institutions politiques avant que celles-ci commencent à voter des lois qui tiennent compte de leurs intérêts. La même masse critique est requise pour impulser des changements aux institutions elles-mêmes. Et si les quotas sonnaient le glas du serpent qui se mord la queue?