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Tenaces Tunisiennes

Élections présidentielles en Tunisie. Des militantes répondent présentes!

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Le parti islamiste tunisien Ennahdha a perdu sa majorité en octobre dernier. Une bonne nouvelle pour les femmes? Ça reste à confirmer.

Sur l’avenue Habib-Bourguiba, au cœur de Tunis, jeunes hommes et jeunes femmes défilent joyeusement sous le soleil de novembre. Cette jeunesse pressée et bavarde croise des hommes en jebba et des femmes totalement ou partiellement voilées. Au lendemain des élections législatives du 28 octobre, qui ont retiré la majorité au parti islamiste Ennahdha, la sérénité semble au rendez-vous sur cette avenue mythique.

Photographie de Jinan Liman.
« La chute du régime Ben Ali et la libération de la parole n’ont pas eu que des retombées positives. L’affranchissement de l’autoritarisme a aussi permis à toutes sortes d’extrémismes rétrogrades de s’épanouir. »
— Jinan Liman, professeure de droit et candidate en 2011 du Pôle démocratique moderniste.

Mais rien n’est acquis, disent les militantes rencontrées. Depuis le Printemps arabe (ou Révolution du jasmin), qui a chassé Ben Ali du pouvoir en 2011, l’égalité des femmes, pourtant décrétée dans les années 1950 par le président Bourguiba, montre une certaine fragilité. « La transition démocratique ne fait pas la part belle aux femmes », explique Faïza Zouaoui Skandrani, présidente de l’association Égalité et parité. Et pour cause. « La chute du régime Ben Ali et la libération de la parole n’ont pas eu que des retombées positives, reconnaît Jinan Liman, professeure de droit constitutionnel à l’Institut des sciences juridiques de Tunis. L’affranchissement de l’autoritarisme a aussi permis à toutes sortes d’extrémismes rétrogrades de s’épanouir. »

Retour de balancier orthodoxe

Un fabuleux concert de prises de parole est né de la création, depuis trois ans, de plus de 11 000 ONG. À travers ces multiples porte-flambeaux féministes, économiques, syndicaux, culturels ou politiques, ceux prônant un retour à l’islamité orthodoxe jouissent d’une grande influence. Aux insultes qui, dans certains quartiers, sont maintenant lancées sans gêne aux femmes dans la rue s’ajoutent parfois des attaques violentes contre ce qui est jugé immoral.

Jinan Liman a goûté à cette médecine. Candidate en 2011 du Pôle démocratique moderniste, elle rappelle la campagne de sabotage menée contre son parti. « Des faussetés ont été propagées et on nous a dits opposés à la religion et favorables au mariage homosexuel », déplore-t-elle. « Dans la même veine, une chasse aux sorcières a ciblé les femmes artistes », ajoute la plasticienne Yamina Mathlouthi. En plus d’être bombardée de qualificatifs peu amènes, celle qui expose ses œuvres depuis des décennies a vu des hommes attaquer au bâton une galerie d’art qui l’accueillait. À peu près au même moment, des extrémistes ont violemment manifesté contre le film Persépolis, dont l’auteure, Marjane Satrapi, présente une jeunesse musulmane affranchie des carcans identitaires.

En dépit de ces fâcheux retours de manivelle, aucune des militantes rencontrées ne rejette la confession musulmane. On ne sent pas de rancœur. « Nous croyons en une musulmanité sereine. Mais nous refusons les tentatives de faire de nous des “super-musulmanes” », précise Houda Cherif, présidente du Connecting Group, qui milite pour une nouvelle gouvernance de la Tunisie.

Démocratie : prises 1 et 2

En 2011, quand le printemps arabe a sonné le glas du régime Ben Ali, le parti Ennahdha, d’allégeance religieuse, était déjà en selle pour une campagne électorale. « Les décennies d’emprisonnement des leaders et de clandestinité des partisans de ce mouvement ont suscité la sympathie des Tunisiens », explique avec objectivité Yamina Mathlouthi, qui n’est pas partisane de ce parti. À la veille des élections de 2011 et de 2014, plusieurs partis ont sollicité cette militante. Mais elle dit avoir préféré son autonomie. « Surtout, confie-t-elle, que les partis qui m’invitaient m’auraient placée en quatrième place sur leur liste; je n’aurais eu aucune chance d’être élue députée. Jouer les faire-valoir pour des partis qui, tout en se disant progressistes, ne donnent aucune place aux femmes, ce n’était pas pour moi. »

Photographie de Houda Cherif et Yamina Mathlouthi.
« Nous croyons en une musulmanité sereine. Mais nous refusons les tentatives de faire de nous des “super-musulmanes”. »
— Houda Cherif, présidente du Connecting Group, ici en compagnie de Yamina Mathlouthi

Aux élections législatives du 28 octobre dernier, trois années d’une gouvernance empreinte de valeurs religieuses ont eu raison du parti Ennahdha. Le parti laïc Nidaa Tounes a récolté davantage de sièges (86 contre 69). Dans l’attente de l’élection du président de la république (le deuxième tour est prévu fin décembre) et de la formation du gouvernement, d’un côté comme de l’autre, on croise les doigts. Ce sont les alliances avec les élus des quelque 60 partis restants qui donneront la couleur de la gouvernance des prochaines années. « L’avance du candidat lié à Nidaa Tounesest fragile, croit Yamina. Mais quel que soit le président élu, il ne gouvernera pas sans s’allier à d’autres partis, plus ou moins progressistes. Pour les femmes, la précarité d’une assemblée même séculière est évidente. »

Une islamité sereine

« Quoi qu’il arrive, nous souhaitons vivre une islamité sereine, insiste Houda Cherif, présidente du Connecting Group. Dès que le gouvernement sera formé, nous prévoyons offrir des formations aux nouveaux élus. Nous allons les “coacher” sur la forme et le fond. En 2011, c’était vraiment n’importe quoi! » L’organisme réputé compte soutenir le développement des compétences des élus, qui devront notamment savoir travailler en commission et comprendre les rouages de la gouvernance. À la décharge des élus de 2011, rappelons que la Tunisie ne possédait alors aucune expertise démocratique. Les membres de l’Assemblée nationale constituante (ANC) étaient issus des quelque 1 527 listes qui totalisaient 11 686 candidats. Une véritable ruée vers le pouvoir démocratique qui avait tant fait défaut. C’est donc sans préparation que les 227 élus ont hérité du mandat de dessiner la nouvelle Constitution du pays.

Photographie de Yamina.
« Jouer les faire-valoir pour des partis qui, tout en se disant progressistes, ne donnent aucune place aux femmes, ce n’était pas pour moi. »
— Yamina Mathlouthi, plasticienne et militante

Marwa Mansouri, présidente de l’association Cultivons la paix, est optimiste. La jeune juriste mise sur l’éducation permanente pour ancrer la conscience des droits des Tunisiens, et surtout des Tunisiennes. Ce mandat, la jeune femme de 30 ans l’a hérité des femmes de la génération de Yamina, qui ont créé l’organisme. « Auprès des femmes, nos chevaux de bataille sont la lutte contre la violence, le harcèlement et le silence. Nous souhaitons les aider à développer leur autonomie. »

« Déjà, depuis trois ans, les choses ont changé, poursuit-elle. Des femmes qui avaient peur de parler hier osent maintenant s’affirmer. Et cela, autant à Tunis que dans les régions. » Elle dénonce le préjugé facile voulant que les femmes voilées soient plus soumises que les autres. « Peu d’entre elles obéissent à leur mari ou à leur père. Le port du voile est généralement un choix. » Marwa rappelle que c’est chez sa mère, voilée depuis l’âge de 4 ans, qu’elle a appris les valeurs d’autonomie et de liberté qu’elle propage.

Héritage et stigmates

La mère de Marwa, tout comme Yamina, a bénéficié de l’héritage de Bourguiba, encore appelé le « père de la nation tunisienne ». En 2014, les femmes nées et éduquées dans les années 1950-1970 expriment du respect pour ce dictateur éclairé qui a entre autres promulgué l’égalité des femmes dans les cadres juridiques et au sein du mariage. Il a aussi décrété l’instruction obligatoire pour les filles.

En 1987, la gouvernance autoritaire de Bourguiba a été supplantée par celle de Zine el-Abidine Ben Ali. La démocratie n’était toujours pas au rendez-vous et Ben Ali a restauré une présidence à vie qui s’est vite accompagnée d’une corruption généralisée, notamment au profit de sa famille.

Le succès du mouvement Ennahdhadepuis 2011 est sans doute un contrecoup de l’ère Ben Ali; dès son arrivée au pouvoir, le président a neutralisé le parti religieux en emprisonnant des centaines d’islamistes. « Pendant 25 ans, entre les murs des cachots, le parti a refleuri et des dizaines de candidats ont germé avant de se faire élire en 2011 », souligne la professeure de droit Jinan Liman.

Quant à Yamina, elle s’est rapprochée de l’association Égalité et parité, qui a porté pas à pas la concrétisation du principe d’égalité en politique. Faïza Zouaoui Skandrani, la présidente, a mené toutes les batailles, avec l’aide d’autres associations. Elle était au front lorsqu’il a fallu pousser les hauts cris devant le concept de complémentarité des femmes (qui fait de la femme non pas l’égale, mais le complément de l’homme) qui était proposé à l’Assemblée nationale constituante. Plusieurs élues appuyaient la proposition. Mehrezia Labidi-Maïza, députée Ennahdha et vice-présidente de l’ANC, s’est entre autres levée pour préciser que « complémentarité ne veut pas dire inégalité ». « Pas d’accord! » ont rétorqué les opposantes, qui y voyaient plutôt un retour en arrière et une dilution de l’égalité chèrement acquise au fil des décennies.

Faïza et ses alliées ont par la suite dénoncé la proposition d’un quota de 30 % de femmes sur les listes des partis. « C’est la parité totale que nous voulions, insiste Faïza. Avec plus de 1 000 signatures, et de concert avec les membres de la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, les femmes ont, non sans mal, réussi à faire adopter l’article sur la parité. »

Plusieurs partis se sont alors plaints de ne pas trouver de femmes pour leurs listes de candidats. Faïza et ses collègues ont lancé une campagne sur Facebook. « Nous avons recueilli plus de 850 C.V. de femmes extraordinaires de tous horizons, dit-elle, et avons ensuite proposé des jumelages entre femmes et partis. »

En 2014, Faïza et son lobby mixte n’ont pas déposé les armes. « Le 3e paragraphe de l’article 45 de la Constitution sur la parité, adopté en janvier dernier, n’est pas à la hauteur de nos attentes. Il propose une parité verticale : les listes de candidats font donc alterner hommes et femmes. C’est insuffisant. Compte tenu du nombre impressionnant de listes (1 327 en 2014), dans la plupart des cas, seul le premier sur la liste avait des chances d’être élu. C’est la parité horizontale que nous voulions. Celle assurant qu’autant de femmes que d’hommes soient en tête de liste. »

Les Tunisiennes n’ont pas attendu la Révolution du jasmin pour affirmer leur avant-gardisme dans le monde arabe. Peut-on miser sur l’effet boule de neige dont les pays voisins auraient grand besoin?

AlBawsala (« la boussole »)

AlBawsala compte parmi les ONG tunisiennes qui braquent leur loupe sur le travail des élus. Heure par heure, « la boussole » assure une veille du travail législatif et exécutif de l’Assemblée. Ghada Louhichi, gestionnaire du projet, explique ce travail de moine : « Non seulement nous mettons en ligne tout ce qui est dit et voté en chambre, mais nous identifions les intervenants. » Le citoyen peut ainsi surveiller les propos et les prises de position de son député ou sa députée.

Élections

Le second tour de la présidentielle se déroulera le dimanche 21 décembre. Les Tunisiennes et Tunisiens, qui élisent pour la première fois librement leur chef d’État, seront alors appelés à choisir entre le président sortant Moncef Marzouki et Béji Caïd Essebsi. Des analystes estiment que M. Caïd Essebsi, arrivé en tête au premier tour, demeure le favori.