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Le plafond de couleur

Femmes blanches et femmes racisées se heurtent-elles aux mêmes entraves?

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Le nombre de femmes issues de communautés culturelles croît de façon constante au Québec depuis les années 1980. Généralement plus jeunes que l’ensemble de la population féminine, elles sont bilingues et plus nombreuses à avoir fait des études universitaires que les Québécoises de souche. Pourtant, rares sont celles qui occupent une fonction dans les hautes sphères. Le plafond de verre est-il plus bas pour les femmes des minorités visibles? Rebecca Makonnen*, Fatima Houda-Pepin** et Dominique Anglade*** se prononcent.

*Minorités invisibles à la télé

Née en Éthiopie, Rebecca Makonnen a pris racine à Outremont à l’âge de 2 ans. Animatrice à la radio et à la télévision depuis 15 ans, elle s’intéresse particulièrement à la musique et pose un regard frais sur les créations d’ici et d’ailleurs. Découverte à MusiquePlus en 1999, elle tient la barre de Circuit Makonnen à Ici Musique et collabore à plusieurs émissions culturelles.

Photographie de Rebecca Makonnen.
« Avoir des femmes noires, intelligentes, sexy, influentes à l’écran, ça révolutionnerait le portrait télévisuel, ça changerait le monde. »
 — Rebecca Makonnen, animatrice à la radio et à la télévision à ICI Musique

Gazette des femmes : La présence des femmes membres des minorités visibles dans le milieu des médias reflète-t-elle la diversité du Québec?

Rebecca Makonnen : Pas du tout, du tout, du tout. Plus je vieillis, plus ça me frustre et m’enrage, et je ne me lasserai jamais d’en parler. Pour les femmes asiatiques et autochtones, c’est pire! Je trouve même ça inquiétant. Qu’est-ce que dit d’un peuple le fait de ne pas laisser ses minorités exister à l’écran? Je ne regarde pas de fiction au Québec. J’en suis déçue moi-même, mais je me suis lassée de ne jamais me reconnaître à la télévision. Inconsciemment, c’est pour ça que j’aime autant les séries américaines.

Je trouve que les choses stagnent ici. Tout le monde est au courant de ces disparités, mais les diffuseurs ne semblent pas se sentir réellement interpellés. Cette indifférence me décourage. Récemment, j’ai même été abasourdie en constatant le grand nombre de minorités visibles à la CBC de Toronto.

Êtes-vous pour ou contre les quotas et les incitatifs?

Je crois qu’il faut que les gens soient recrutés pour leurs compétences. Je n’aimerais pas savoir que j’ai été engagée sur la base de quotas. Mais je commence à me poser la question : on est peut-être rendus à offrir un crédit d’impôt aux producteurs pour les inciter à engager des minorités visibles. J’en suis là dans ma réflexion, et je ne suis pas fière de le dire. Si on nous voit et nous entend davantage et que nous occupons des postes décisionnels au sein du diffuseur public, la situation peut se renverser. Mais je ne veux pas voir une Haïtienne animer une mauvaise émission juste parce qu’elle remplit un quota.

Sentez-vous une responsabilité de représenter ou d’inspirer les femmes noires (ou les minorités culturelles en général)?

Ma réflexion est en mutation sur cette question-là aussi. Certaines personnes croient que lorsqu’on est une personnalité connue faisant partie d’une minorité visible, on sera davantage ausculté. Soit tu es Oprah Winfrey, soit tu es Nicki Minaj. [Rires.] Parfois, lors d’événements publics, des parents viennent me voir pour me dire que leur fille — seule Noire de sa classe — m’aime. Ma présence à l’antenne lui donne de l’espoir. Pourtant je ne fais rien de spécial, je n’ai pas parlé de Rosa Parks [NDLR : emblème de la lutte contre la ségrégation raciale aux États-Unis] en ondes… On devient un modèle malgré soi, mais les personnalités n’ont pas nécessairement à endosser le rôle de baromètre de la moralité. C’est peut-être un désaveu envers les Noires, mais suis-je obligée d’être une porte-parole?

Et vous, qui vous inspire?

Celle qui représente la cristallisation du rêve américain du 21e siècle, c’est Oprah Winfrey. Beyoncé aussi. Elles n’ont même pas besoin de nom de famille! Mais leur exemple dépasse la question de couleur. Plus près de moi, il y a Philippe Fehmiu [NDLR : avec qui elle travaille à Ici Musique]. Il s’implique dans des événements liés à la culture noire sans être racoleur; il est sincère et fier de les animer. Je l’admire pour ça, alors que je suis gênée de le faire et que ma foi est chancelante. Je me demande même si on a besoin de ces activités de niche. Peut-être parce que j’ai été élevée à Outremont dans un milieu blanc, sans mon père éthiopien qui est mort quand j’avais 2 ans.

Le manque de diversité dans les médias est-il un frein à la relève?

Une directrice du programme de la diversité à Ici Radio-Canada m’a déjà expliqué que le recrutement des communautés culturelles était difficile. Est-ce que les gens ne se manifestent pas parce qu’ils n’ont pas d’intérêt pour les communications ou parce qu’ils se sentent découragés de ne pas voir d’autres minorités culturelles à l’écran?

Par quoi passe le changement?

Être « au fait » de ces problèmes ne suffit plus. Il faut arrêter de tenir des réunions et engager des minorités. Surtout, ce n’est plus suffisant que ce soient des Québécoises issues de l’immigration qui en parlent. C’est au tour des Hugo Dumas et Guy A. Lepage de s’y intéresser, de poser la question et de la porter à d’autres oreilles. Parce qu’au fond, peut-être que les gens n’ont tout simplement jamais remarqué cette absence. S’il y a une Shonda Rhimes [NDLR : productrice, réalisatrice et scénariste afro-américaine (Grey’s Anatomy, Scandal, How to Get Away with Murder)] qui se cache chez nous, il semble n’y avoir personne pour lui donner la chance de se révéler. Avoir des femmes noires, intelligentes, sexy, influentes à l’écran, ça révolutionnerait le portrait télévisuel, ça changerait le monde.

**Forces de changement social

Ex-députée de la circonscription de La Pinière à l’Assemblée nationale du Québec, Fatima Houda-Pepin n’a jamais rêvé d’entrer en politique, mais a fini par y passer 20 ans. Bien qu’elle n’occupe plus son poste au Salon bleu depuis les élections provinciales d’avril 2014, cette Marocaine d’origine qui est maintenant consultante internationale n’a pas fini d’être au service de la collectivité.

Photographie de Fatima Houda-Pépin.
« Le milieu politique est difficile d’accès et la diversité est un atout pour les Québécoises issues de l’immigration. C’est très important qu’on envoie ce signal pour qu’il y ait plus de jeunes et de femmes qui s’impliquent en politique. »
 — Fatima Houda-Pépin, ex-députée de la circonscription de La Pinière à l’Assemblée nationale du Québec

Gazette des femmes : La présence des Québécoises issues de l’immigration en politique reflète-t-elle la diversité du Québec?

Fatima Houda-Pepin : Il reste beaucoup à faire pour atteindre la parité femmes-hommes autant au municipal, au provincial qu’au fédéral. L’écart en ce qui a trait aux femmes issues de l’immigration est encore plus grand. Les partis doivent se donner des objectifs clairs autant en ce qui concerne le nombre de candidates que d’élues, et s’engager à les atteindre.

Êtes-vous pour ou contre les quotas et les incitatifs?

J’estime qu’on ne peut pas récompenser les partis politiques de n’avoir pas respecté le principe de l’égalité. Il faut plutôt se donner l’équité comme objectif au lieu de donner des incitatifs financiers, comme si une candidate arrivait avec une dot. C’est la responsabilité des partis de s’assurer d’être représentatifs de toutes les sensibilités, particulièrement en ce qui concerne les Québécoises issues de l’immigration. Il ne suffit pas de se donner des béquilles : il faut de véritables politiques d’égalité, et on doit les mettre en œuvre. Il y a des façons de le faire et les partis sont bien placés pour le savoir.

Sentez-vous une responsabilité de représenter ou d’inspirer les femmes de votre communauté (ou les minorités culturelles en général)?

Je ne me considère pas comme un modèle, mais mon parcours peut être inspirant. Le milieu politique est très fermé. Durant mon mandat de députée, j’ai mis sur pied un programme de mentorat politique pour les jeunes femmes issues de l’immigration. Chaque été, j’engageais deux ou trois étudiantes rémunérées qui avaient l’occasion de travailler auprès de moi. Certaines se sont ensuite portées candidates comme députées, d’autres se sont dirigées vers les communications ou le droit. C’est comme ça que j’ai trouvé une façon de partager avec les femmes une expérience qui n’est pas donnée à toutes.

Qu’est-ce qui vous a inspirée à fracasser le plafond de verre?

Les suffragettes sont une source d’inspiration tellement importante pour moi que j’ai présidé le comité qui a concrétisé le projet de monument en hommage aux pionnières en politique. Érigé sur le site du parlement à Québec, il représente quatre femmes : les trois qui ont milité pour le droit de vote des femmes et Marie-Claire Kirkland-Casgrain, la première élue à l’Assemblée nationale.

Le manque de diversité culturelle en politique est-il un frein à la relève?

La politique est un miroir qui renvoie l’image de ce que nous sommes. Plus ce milieu reflète une grande diversité, plus la société québécoise va se sentir interpellée, concernée. Le milieu politique est difficile d’accès et la diversité est un atout pour les Québécoises issues de l’immigration. C’est très important qu’on envoie ce signal pour qu’il y ait plus de jeunes et de femmes qui s’impliquent en politique.

Par quoi passe le changement?

Par le recrutement des femmes issues de l’immigration dans les circonscriptions où elles auraient des chances de gagner. Il faut qu’elles soient dans tous les partis et que ceux-ci s’en donnent l’obligation, l’assument et la respectent.

***Pas vite en affaires

Née au Québec de parents haïtiens, Dominique Anglade a amorcé sa carrière d’ingénieure à l’âge de 24 ans au sein d’une multinationale. Elle occupe ensuite diverses fonctions importantes dans le domaine de l’ingénierie, puis fait un crochet en politique à titre de présidente de la Coalition Avenir Québec en 2012 et 2013. Elle est maintenant présidente-directrice générale de Montréal international. Elle a récemment reçu le prix hommage Impact social du Festival international du film black de Montréal avec Régine Chassagne, du groupe Arcade Fire, pour la mise sur pied de leur fondation KANPE, qui vient en aide à des familles en Haïti.

Photographie de Dominique Anglade.
«  La question de la diversité commence d’abord par l’équité entre les hommes et les femmes. Après viennent les notions culturelles. Si on ne peut pas s’ouvrir à la diversité des genres, on ne pourra pas s’ouvrir à d’autres types de diversité. »
 — Dominique Anglade, présidente-directrice générale de Montréal international

Gazette des femmes : La présence des Québécoises issues de l’immigration dans le milieu des affaires reflète-t-elle la diversité du Québec?

Dominique Anglade : Non, absolument pas. Dans les événements organisés par la communauté d’affaires, il suffit de regarder autour de soi pour constater qu’il y en a très peu. Des jeunes femmes issues de l’immigration demandent souvent à me rencontrer pour parler de relève. Je réalise que, comme moi à leur âge, elles ont peu de modèles. Parfois, j’assiste à des panels sur la relève au Québec et il n’y a personne issu de l’immigration. Les organisateurs nous disent qu’ils ne savent pas où trouver les jeunes membres de minorités visibles. Pourtant, il existe des organismes, comme la Jeune Chambre de commerce haïtienne, au sein desquels des jeunes gens de qualité émergent.

Êtes-vous pour ou contre les quotas et les incitatifs?

Ça dépend sous quelle forme, mais je crois qu’il faut forcer la donne dans ce genre de contexte. On le voit : aux tables d’honneur d’événements, on trouve des hommes blancs francophones de 55 ans. Il faut être capable de reconnaître une diversité générationnelle, culturelle et de genre. Il faut trouver cet équilibre, parce que si on ne se force pas à le faire, ça ne viendra pas naturellement. Pour moi, ça ne va pas assez vite! Quand on demande « Combien y a-t-il de femmes et de communautés culturelles autour de la table? », les gens se rendent bien compte qu’il y a un problème. On ne pose pas assez la question, et malheureusement, ça demeure la responsabilité des minorités de le faire. Je ne peux pas la soulever chaque fois…

Sentez-vous une responsabilité de représenter ou d’inspirer les femmes de votre communauté (ou les minorités culturelles en général)?

Oui, depuis que je suis très jeune. Je me suis toujours dit qu’il fallait que je projette une bonne image pour que les gens aient une idée positive des personnes haïtiennes. Au-delà de l’inspiration, je veux poser des gestes concrets : orienter les jeunes femmes des communautés culturelles, les faire se rencontrer pour qu’elles puissent s’apporte du soutien.

Qu’est-ce qui vous a inspirée à fracasser le plafond de verre?

La juge Juanita Westmoreland-Traoré [NLDR : la première femme noire juge à la Cour du Québec], que j’adore, est une pionnière. Mais l’inspiration vient aussi de nos pairs. Je ne devrais peut-être pas le dire, mais le mentorat est surévalué. Je ne pense pas qu’un plus vieux qui nous dit quoi faire et comment le faire nous permette d’avancer dans notre carrière. Il faut plutôt que quelqu’un croie en nous et prenne des risques. Mon inspiration m’est souvent venue de pairs qui me propulsent.

Le manque de diversité culturelle féminine dans le secteur des affaires est-il un frein à la relève?

C’est sûr que si tu ne te reconnais pas et que tu n’as pas de modèles, ça devient un cercle vicieux. Plus on sera conscients que la diversité rapporte, plus on sera capables d’encourager la relève des femmes issues de l’immigration. J’aimerais leur donner des exemples tout de suite pour qu’elles soient inspirées à investir les hauts postes. Des études prouvent qu’il existe un lien direct entre la présence de femmes dans une entreprise et la capacité de celle-ci à performer. Cet impact tangible et économique, que les gens d’affaires comprennent, m’amène à dire que la diversité culturelle a aussi un effet positif sur la société.

Par quoi passe le changement?

La question de la diversité commence d’abord par l’équité entre les hommes et les femmes. Après viennent les notions culturelles. Si on ne peut pas s’ouvrir à la diversité des genres, on ne pourra pas s’ouvrir à d’autres types de diversité.