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Les femmes font leur cinéma… ou presque

En 2014, le cinéma français est-il toujours le véhicule d’une culture du « masculin universel »?

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Rôles féminins stéréotypés, manque de perspectives intéressantes pour les réalisatrices et pour leurs œuvres, discours misogyne de certains réalisateurs : en France, le cinéma est resté une affaire d’hommes.

Le septième art a-t-il un sexe? Existe-t-il un cinéma de femmes? Un film est-il différent quand il est l’œuvre d’une réalisatrice? Ce sont les questions qui ont guidé les Français Julie Gayet et Mathieu Busson, tous deux comédiens et réalisateurs, pour leur documentaire Cinéast(e)s, sorti en 2013. « Au début, on marchait sur des œufs, car on se demandait si on avait un vrai sujet », raconte Mathieu Busson. Sa collègue et lui ont rencontré une vingtaine de réalisatrices françaises pour le projet. « D’entrée de jeu, toutes nous ont dit que ces questions ne se posaient pas et que leurs films n’étaient pas différents de ceux réalisés par des hommes. »

Photographie de Mathieu Busson.
« Souvent, le premier film d’une réalisatrice est très personnel et un peu autobiographique. Ce sont des histoires de jeunes femmes qui découvrent quelque chose, comme la vie sociale ou l’amour. Ce sont de vraies héroïnes. »
 — Mathieu Busson, comédien et réalisateur

Toutefois, au fil des entrevues, ils se sont rendu compte que leur sujet n’était pas aussi inintéressant qu’il y paraissait au départ. « Les réalisatrices ont une sorte de pudeur, appliquent une forme d’autocensure. Elles ne veulent pas qu’on les confronte au fait qu’elles sont des femmes et qu’elles pourraient faire leur métier différemment. Leur manière de s’opposer à ça, c’est de ne pas s’affirmer comme femmes. Mais dans les faits, il y a des différences », explique-t-il.

Dans le documentaire, Julie Gayet discute avec les réalisatrices, qui retracent leurs parcours dans cet univers encore trop masculin. Que ce soit Agnès Varda, Josiane Balasko ou des plus jeunes comme Maïwenn, toutes ont finalement raconté des anecdotes liées à leur sexe. « Indépendamment de la génération, on s’aperçoit qu’il y a une différence dans la facilité ou non de faire un film et d’être produit. Il y a aussi de la misogynie chez les décideurs, les producteurs, les financiers et dans les équipes techniques, qui trouvent moins crédible d’avoir une femme à la tête d’un plateau », note le réalisateur, qui mentionne que la majorité des femmes interrogées ont eu un problème avec un machiniste ou de la difficulté à se faire respecter par l’équipe.

Le thème de la maternité revient également chez la plupart d’entre elles. « Celles qui ont des enfants racontent comment elles se débrouillent pour tourner près de chez elles, afin de terminer avant la fin des classes et d’avoir le temps d’aller chercher leurs enfants. Elles refusent aussi des tournages à l’étranger pour ne pas s’éloigner de leur famille pendant de longues périodes. La priorité reste leurs enfants et elles font des choix qui ont des conséquences sur leur carrière, ce que ne font pas les hommes, a priori », relate Mathieu Busson, qui projette un deuxième documentaire qui donnera cette fois la parole à des réalisateurs.

Vraies héroïnes

En revanche, il semble y avoir consensus chez les interviewées à propos de l’impossibilité de distinguer une réalisation faite par un homme de celle faite par une femme. Ce serait plutôt sur le plan de l’écriture que la différence masculin-féminin serait visible. « Souvent, le premier film d’une réalisatrice est très personnel et un peu autobiographique. Ce sont des histoires de jeunes femmes qui découvrent quelque chose, comme la vie sociale ou l’amour. Ce sont de vraies héroïnes. Alors que dans les films faits par des hommes, les femmes restent cantonnées à des rôles de faire-valoir », expose M. Busson.

Geneviève Sellier, professeure en études cinématographiques à l’Université Bordeaux Montaigne, dresse le même constat. « Dans le cinéma populaire, qui est extrêmement patriarcal, les femmes font de la figuration. L’histoire ne se passe qu’entre hommes et les personnages féminins ne sont que des faire-valoir », souligne-t-elle, faisant référence à des films à grand succès tels Bienvenue chez les Ch’tis et Intouchables.

Photographie de Geneviève Sellier.
« Dans le cinéma populaire, qui est extrêmement patriarcal, les femmes font de la figuration. L’histoire ne se passe qu’entre hommes et les personnages féminins ne sont que des faire-valoir. »
 — Geneviève Sellier, professeure en études cinématographiques à l’Université Bordeaux Montaigne

À l’opposé du cinéma populaire qui attire des millions de spectateurs, Geneviève Sellier situe l’autre style important du cinéma français, le cinéma d’auteur. Plus élitistes, les films d’auteur se retrouvent dans les festivals et ne sont vus que par quelques milliers de personnes. « Dans ce créneau, on parle beaucoup du travail de François Ozon, d’Arnaud Desplechin ou d’Olivier Assayas. Ils ont tous fait des films narcissiques où ils parlent d’eux-mêmes. Les femmes n’y sont pas plus présentes que dans les films populaires, mais leur rôle est différent : elles sont des objets de désir ou de répulsion. Et leur statut n’est pas un statut d’alter ego par rapport au personnage principal qui, lui, est l’alter ego du réalisateur », poursuit-elle.

Culture machiste

Selon elle, le cinéma français ne fait que véhiculer une culture du masculin universel. Car pour la majorité de la population française, la domination de genre n’existe pas. Elle ne peut donc pas être remise en question. « Dans la société française, tout ce qui compte, c’est le mérite, le talent et le génie. Et cela n’a pas de sexe. Pour les films, c’est pareil. Les critiques de cinéma ne s’intéressent qu’à savoir si c’est de l’art ou non. La question du sexisme n’a jamais été posée », analyse la spécialiste de l’approche genrée dans les fictions cinématographiques et télévisuelles.

Il existe pourtant un cinéma français moins sexiste, un cinéma « du milieu ». Il est composé de films qui font un compromis entre le cinéma de genre et le cinéma d’auteur, souvent réalisés par des femmes. « Tout en soulevant des questions sociétales importantes, ces films passent par les codes d’un genre pour être accessibles au plus grand nombre », souligne-t-elle. Ils sont faits avec des budgets moyens et racontent des histoires intéressantes. Ils proposent des rôles féminins consistants, très variés en termes d’âge. C’est le cas de Place Vendôme (Nicole Garcia, 1998), qui a selon la professeure relancé la carrière de Catherine Deneuve avec un rôle riche de femme d’âge mûr. D’ailleurs, dans Cinéast(e)s, plusieurs réalisatrices, souvent d’anciennes actrices, avouent être passées de l’autre côté de la caméra pour permettre à des femmes d’obtenir ces rôles substantiels que les hommes ne leur ont jamais donnés.

Des chiffres trompeurs

Étonnamment, la France est le pays qui compte le plus grand nombre de réalisatrices, avec une moyenne de 20 à 25 % des films réalisés par des femmes. Toutefois, leurs œuvres trouvent difficilement un public et les critiques semblent se désintéresser de leur travail par principe. « Il y a une forme de plafond de verre. Elles sont totalement absentes des événements prestigieux comme le Festival de Cannes, où règne la loi masculine. Le cinéma fait par les femmes est ignoré, car elles s’adressent à un plus large public. Seules celles qui jouent le jeu d’un cinéma narcissique ressemblant à celui des hommes sont considérées », ajoute Geneviève Sellier en évoquant Catherine Breillat ou Claire Denis.

Photographie d'Anne Revillard.
« [Les réalisatrices] n’ont pas accès au même soutien financier pour une deuxième œuvre. Énormément de femmes en restent donc au premier film sans jamais pouvoir poursuivre leur carrière. »
 — Jackie Buet, fondatrice et directrice du Festival international de films de femmes de Créteil

L’autre problème pour les réalisatrices « du milieu » est la possibilité de faire un deuxième film. « Elles n’ont pas accès au même soutien financier pour une deuxième œuvre. Énormément de femmes en restent donc au premier film sans jamais pouvoir poursuivre leur carrière », explique Jackie Buet, fondatrice et directrice du Festival international de films de femmes de Créteil, qui estime que le pourcentage de réalisatrices chute à moins de 10 % si on prend seulement en compte celles qui arrivent à faire plusieurs films.

Inscrire le cinéma féminin dans l’histoire

Depuis 37 ans, Jackie Buet se donne le mandat de soutenir le travail de ces femmes. Chaque année, son festival accueille dans la banlieue de Paris près de 130 réalisatrices du monde entier et quelque 20 000 visiteurs. « C’est important de rassembler ces créatrices et de montrer leur travail. On leur offre aussi la reconnaissance d’un public », note la directrice, qui effectue également un travail d’archives considérable. « Dès les débuts du cinéma, les femmes étaient très actives. Il y avait des réalisatrices, comme Alice Guy. Mais on les oublie, elles n’apparaissent pas dans les livres. C’est un problème. C’est important d’inscrire leur travail dans l’histoire du cinéma. » Ce sera en partie chose faite grâce à un livre retraçant les 35 ans du festival, qu’elle a dirigé et qui devrait sortir à la fin de l’année.

Comme Geneviève Sellier, Jackie Buet dresse un portrait assez sombre du cinéma français, mais veut rester optimiste. « C’est comme une course de haies. Il y a beaucoup d’obstacles et il faut être rapide pour avoir accès au soutien financier. Le combat reste très inégalitaire. Il y a des moments d’avancées, d’autres de reculs. Il nous faut des outils, et le féminisme en est un important pour nous faire prendre conscience des stéréotypes. »