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Beyoncé, Emma et nous

Faut-il condamner le féminisme de Beyoncé ou d’Emma Watson?

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Le féminisme dont se réclament des célébrités comme la chanteuse Beyoncé et l’actrice Emma Watson est-il valable? La question divise… les féministes.

Le 24 août dernier, environ 15 millions de foyers nord-américains ont regardé la cérémonie des MTV Awards. Un grand moment de télévision, où le mot Feminist a brillé en lettres géantes dans la mise en scène de la prestation de la chanteuse Beyoncé, qui offrait un pot-pourri de ses succès. Parmi eux, la pièce Flawless, qui contient un extrait d’une conférence TED de l’écrivaine Chimamanda Ngozi Adichie (publiée sous le titre We Should All Be Feminists), dans laquelle cette Nigériane de 36 ans explique ce qu’est le féminisme. Lors de la cérémonie, Beyoncé célébrait également, disons-le, sa propre puissance — féminine, artistique et marchande. Jeux de lumières, incantations, danses lascives, il faut reconnaître que ça en jetait, qu’on aime ou pas.

L’éternel débat

Photographie d'Emma Watson.
Emma Watson, qui a incarnée Hermione Granger dans la populaire série de films Harry Potter, est la porte-parole de la nouvelle campagne de promotion de l’égalité des sexes HeForShe, lancée par l’ONU le 20 septembre. La jeune actrice a reçu une pluie de critiques provenant de féministes, indépendantes et institutionnelles.

Au lendemain de cette diffusion, la communauté féministe se déchirait. Beyoncé est-elle vraiment féministe? se sont demandé certaines militantes québécoises et américaines; d’autres se sont désolées du détournement de sens opéré par la vedette r’n’b. Au micro de l’émission de radio Plus on est de fous plus on lit, diffusée le 3 septembre, la journaliste Nathalie Collard et l’auteure Martine Delvaux saluaient l’« engagement » de Beyoncé, tandis que la chroniqueuse Aurélie Lanctôt se montrait plus critique, mais reconnaissait l’importance du moment. Ces observatrices commentaient aussi, entre autres, l’éternel débat opposant la bonne et la mauvaise féministe : Beyoncé est-elle sincère lorsqu’elle se dit féministe?

Kevin Allred donne un cours intitulé Feminist Perspectives : Politicizing Beyoncé, au département des Women’s and Gender Studies de l’Université Rutgers à New York. Ce professeur, aussi musicien, s’intéresse au black feminism à travers les œuvres de chanteuses telles Beyoncé, Nina Simone et bien d’autres. « Je fais partie des gens qui pensent que c’était formidable de voir cette mise en scène du mot Feminist par Beyoncé, confie-t-il au téléphone. Ce message féministe a été diffusé à un très large auditoire, non seulement à la télé par l’intermédiaire des MTV Awards, mais aussi dans la tournée de la chanteuse. De voir tous ces fans enthousiastes, j’ai trouvé ça galvanisant! »

On peut montrer un brin de scepticisme devant cet emballement. Est-ce que ce n’était pas Beyoncé que les fans applaudissaient, plutôt que le mot Feminist? « Certains peut-être, répond le professeur, mais l’intérêt est le suivant : le disque étant sorti plus tôt, les fans ont écouté ses chansons avant de la voir en spectacle, et je crois qu’ils se sont familiarisés avec l’idée. Quand ils la voient en spectacle ensuite, ils ont déjà un peu réfléchi au concept de féminisme, ils ont entendu l’extrait de la conférence TED de Chimamanda Ngozi Adichie. » C’est ce qu’on appelle de l’éducation populaire. Le professeur souligne aussi que beaucoup de ses étudiants ont manifesté un intérêt pour le féminisme depuis la diffusion des MTV Awards et le début de la tournée de Beyoncé. Il en mesure concrètement l’effet.

Photographie de Kevin Allred.
«  Le féminisme a mauvaise réputation dans le milieu du r’n’b et même du show-business. Avec sa chanson Flawless, je crois que [Beyoncé] a initié au féminisme de nombreux jeunes, filles et garçons. Pour être franc, je pense qu’elle a donné de la crédibilité au féminisme aux yeux de son public. »
 — Kevin Allred, professeur au département des Women’s and Gender Studies de l’Université Rutgers à New York

Selon lui, la question morale de savoir si Beyoncé est une vraie féministe ou non parle plus de nous-mêmes, féministes occidentales, que de la chanteuse. Perdons-nous notre temps à couper les cheveux en quatre ou avons-nous raison de faire cette réflexion? « La question est plutôt de savoir pourquoi nous ne voulons pas accepter l’engagement de Beyoncé. Qu’est-ce qu’on n’aime pas de son féminisme? » Peut-être le fait qu’elle joue sur les stéréotypes vieux comme le monde de la femme-objet? « Bien sûr, elle joue avec les codes d’une industrie, reconnaît Kevin Allred. Mais elle travaille dans un monde hyper sexiste et stéréotypé. Ce qu’elle dit dans ses chansons sur le pouvoir féminin participe toutefois à changer un peu les mentalités. »

Populariser le féminisme

Isabelle Boisclair, professeure titulaire de littérature à l’Université de Sherbrooke, se désole des jugements sévères à l’égard de ce qu’on appelle le féminisme « populaire ». « Je comprends que l’on s’interroge sur l’engagement de Beyoncé ou d’Emma Watson, mais qu’on le disqualifie? Je trouve ça choquant! » Emma Watson, porte-parole de la nouvelle campagne de promotion de l’égalité des sexes HeForShe, lancée par l’ONU le 20 septembre, a reçu une pluie de critiques provenant de féministes, indépendantes et institutionnelles. L’actrice britannique est blanche, riche, occidentale; elle n’a donc aucune crédibilité, ont-elles affirmé… « On dit que le féminisme populaire ne va pas assez en profondeur, mais ce n’est pas son but! Je ne me prosterne pas devant Beyoncé ou Emma Watson, je ne fais que reconnaître que le féminisme s’élargit, qu’il est plus inclusif et je m’en réjouis. N’est-ce pas ce qu’on a voulu? »

Photographie d'Isabelle Boisclair.
« On dit que le féminisme populaire ne va pas assez en profondeur, mais ce n’est pas son but! Je ne me prosterne pas devant Beyoncé ou Emma Watson, je ne fais que reconnaître que le féminisme s’élargit, qu’il est plus inclusif et je m’en réjouis. N’est-ce pas ce qu’on a voulu?  »
 — Isabelle Boisclair, professeure titulaire de littérature à l’Université de Sherbrooke

Le professeur Allred estime même que Beyoncé a pris un risque en s’affichant comme féministe. « Le féminisme a mauvaise réputation dans le milieu du r’n’b et même du show-business. Avec sa chanson Flawless, je crois qu’elle a initié au féminisme de nombreux jeunes, filles et garçons. Pour être franc, je pense qu’elle a donné de la crédibilité au féminisme aux yeux de son public. »

Mais cette « bonne nouvelle » a de quoi nous préoccuper, nous, femmes ordinaires : faut-il être jeune et populaire comme Emma Watson, ou magnifique et riche comme Beyoncé pour rendre le féminisme acceptable? « Beyoncé comprend qu’elle est une porte-parole et qu’elle a une responsabilité, qu’elle incarne un modèle, croit Kevin Allred. Et puis, elle fait entendre la voix d’une autre femme africaine, noire et féministe [Chimamanda Ngozi Adichie]. Je pense que c’est le plus important à retenir. »

Isabelle Boisclair se méfie des critiques radicales à l’égard du féminisme populaire. « C’est peut-être ce qui va mener le mouvement plus loin, dit-elle. Et puis, qui connaît les trajectoires personnelles de chacune et chacun? On peut devenir féministe à 10, 30, 50 ans. L’important, c’est que les fans de Beyoncé ou d’Emma Watson soient en contact avec l’idée qu’il existe des inégalités de genre, et qu’ils y réfléchissent. »

Pascale Navarro, qui signe cet article, faisait paraître récemment un texte fort intéressant dans les pages du Devoir, portant sur l’accueil négatif qu’une partie du milieu féministe a réservé au discours prononcé par Emma Watson à l’ONU.